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Quelle parole instaure un milieu de vie ?

Extraits publiés dans La Lettre de D&S N° 117

L’anthropologie actuelle souligne, entre autres apports, le rôle de certaines paroles pour instaurer un « milieu de vie » quand elles sont prononcées au sein d’interactions qu’elle étudie.

1. Floraison des « groupes de parole »

Depuis quelques années, nous assistons en France à une multiplication des « groupes de parole » qui proposent aux personnes qui traversent des épreuves spécifiques de se rassembler pour initier un véritable « milieu d’échange et de vie » à travers une communication réciproque immédiate.

« Alcooliques anonymes », groupes de paroles des malades « psy » ou de leurs parents, groupes de cardiaques ou diabétiques, lieux d’accueil des chômeurs ou des exclus, groupes de soutien à la parentalité, groupes de parole après un drame collectif, tous ces moments d’échange organisés par l’hôpital ou par une institution ou par une association visent ni à soigner, ni à réparer un trouble, mais à redonner du dynamisme à ceux qui en pâtissent : le simple échange de paroles entre « semblables » qui traversent la même épreuve permet de sortir de sa solitude, d’exprimer sa fureur ou ses souffrances, d’échanger des regards complices et bienveillants, voire de trouver des encouragements mutuels. En exprimant ses difficultés et en les partageant avec d’autres, il devient possible de se déculpabiliser, de relativiser et, dans le meilleur des cas, d’assumer.

Dans de tels groupes, la parole peut arriver à créer du lien et à redonner confiance aux personnes par une reconnaissance réciproque (plus sûrement que dans de simples conversations de bistrot ou entre amis) parce qu’un ensemble de conditions pragmatiques sont ici réunies (qui diffèrent de l’ « éthique du débat ») : focalisation sur les épreuves partagées, convivialité, discrétion, liberté de parole ou de silence, respect mutuel et non jugement, spontanéité et modestie du langage, non censure et non monopolisation de la parole, écoute réciproque, refus de toute « synthèse »…Mais de tels groupes ne font pas de miracle ; leur portée reste limitée et souvent temporaire, car ce type de parole peine à garder durablement la puissance qu’elle manifeste lors de son expression et de son échange.

2. Réflexions philosophiques sur ces « actes de parole » qui créent du lien

Pourquoi et dans quelles conditions telle ou telle parole en groupe suscite une pareille dynamique ? Et pourquoi pas beaucoup d’autres paroles ? Et pourquoi les effets s’estompent-ils si vite ? La philosophie analytique (qui prospère dans les pays anglo-saxons) apporte certains éclairages sur les différentes fonctions du langage qui ont chacune leur pertinence et leurs écueils propres.

Wittgenstein a montré la diversité des types de langage qui fonctionnent chacun à leur manière comme autant de « jeux de langage » : on ne parle pas seulement pour « décrire le réel » à la manière du discours scientifique « objectif », et nos paroles ne se veulent pas forcément un « miroir du monde » dans lequel la vérité consisterait en une « adéquation du mot et de la chose » ; d’autres langages expriment une émotion, déclarent une passion, promettent, demandent ou exigent une action, chantent, plaisantent ou calculent… Comprendre un langage, c’est comprendre comment il « joue » avec les mots et les styles, dans des environnements chaque fois différents, pour « interférer sur les sentiments, les émotions, les actions, bref, sur les formes de vie (les milieux de vie) des interlocuteurs ». Le « sens » n’est pas accessible en dehors d’un contexte d’énonciation.

Parmi ses successeurs, Austin et Searl se sont focalisés plus spécialement sur certains types de paroles qui sont elles-mêmes des actes : c’est la particularité d’une « parole performative » de « faire ce qu’elle dit », à l’instar de la parole de Monsieur le maire disant « je vous marie ». Mais pour que cette parole du maire crée effectivement le lien marital, encore faut-il que toutes les conditions soient réunies : le maire doit être à la mairie, ceint de son écharpe, aux côtés d’un secrétaire de mairie qui fait signer les registres, avec deux témoins, etc. Si une seule condition manque, la parole fait un « flop » et n’a aucun effet. L’ « Appel du 18 juin » n’a pu fédérer la Résistance que parce que la Radio de Londres a prêté son micro à un Général qui jouissait d’une certaine notoriété, mais surtout parce qu’existait alors chez beaucoup un refus de capituler ! Alors qu’en Juin 1969, l’appel de De Gaulle à réformer le Sénat et les régions a perdu tout écho. Il n’est pas donné à tous, ni dans n’importe quelle circonstance de prononcer des paroles qui marquent son milieu de vie !

3. Ces paroles qui émancipent, libèrent et sauvent

Nous avons tous fait l’expérience de mots qui tuent, blessent ou laissent indifférents, mais aussi de paroles qui libèrent, quand peut se dire ce qui était latent, caché ou refoulé. Et quand de telles paroles sont « émancipatrices » pour chaque interlocuteur, c’est aussi qu’elles créent un lien entre les interlocuteurs, elles instaurent un véritable milieu de vie ; à l’inverse, quand une parole blesse ou tue, c’est qu’elle brise un lien, une confiance, en semant le doute, la haine ou la peur, et cela se confirme dans toutes les sphères de notre existence, publique ou privée, intime ou communautaire.

L’anthropologue Bruno Latour considère que notre société occidentale actuelle se caractérise par la cohabitation de différents types de discours auxquels nous recourons tous à un moment ou à un autre, mais qui ont des « régimes de véridiction » (des critères et des procédures de vérité) différents :

  • le discours scientifique « objective » et détermine le réel à travers des procédures, des calculs, des représentations contrôlés par la communauté des savants ;
  • le discours juridique applique (bien ou mal) la loi aux actes qui sont soumis à son « examen » ;
  • le discours de la fiction stimule (ou pas) l’imagination et la sensibilité ;
  • le discours politique dénonce les dangers et les injustices et propose des actions en fédérant (ou pas) les énergies ;
  • le discours éthique formule des principes et des valeurs qui orientent l’action en apportant (ou pas) le bonheur.

La particularité du discours religieux serait, d’après Latour, de prononcer des « paroles qui sauvent au cœur des épreuves » ; leur critère de vérité serait qu’elles « passent » auprès des gens en leur apportant un salut, évidemment pas par une transformation magique de leur situation, mais en leur ouvrant la possibilité de les vivre autrement, libérés de leur déprime, de leur violence ou de leurs plaintes égocentriques pour leur rendre le goût de l’existence et la puissance de la liberté.

Et dans notre société sécularisée, le discours religieux s’avère beaucoup moins capable qu’en d’autres temps de proposer un salut à travers une métaphysique, une morale, une philosophie humaniste qui ne parlent plus guère car elles paraissent abstraites ou décalées, beaucoup trop généralistes ; par contre, le discours religieux passe beaucoup plus aisément dès qu’il pénètre la sphère intime en s’avérant porteur de salut, en redonnant la joie de vivre et la capacité d’aimer. Encore faut-il qu’il ne s’enferme pas dans cette sphère de l’affectivité ou de l’identité individuelle, mais qu’il innerve aussi tous les champs de notre existence sociale en instaurant un véritable « milieu de vie fraternel ».

Et quand « passe » un tel discours, ce ne peut être qu’une « Bonne Nouvelle » !

Christian Saint-Sernin

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