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7L184: Anthropologie contemporaine – Patrick Boulte

Anthropologie contemporaine – Patrick Boulte 15.9.21

 

L’un des principaux écueils qui s’opposent au fonctionnement harmonieux de notre démocratie est la défaillance du système culturel sous-jacent, système nécessaire pour que la fonction politique puisse assurer pleinement son rôle. Pour que cela soit, il faut que les membres du corps social partagent un langage, des valeurs et s’entendent sur l’orientation commune en fonction de laquelle peuvent se définir les objectifs de la société qu’ils forment entre  eux.

Or, sous l’effet d’une différenciation sociale de plus en plus prononcée, celle des origines, des cultures de référence, de la fin des grands systèmes d’identification collective que constituaient les écoles de pensée et les appartenances idéologiques, de la rupture des continuités et de celle des transmissions généalogiques, entraînant des phénomènes de déracinement, les sources d’identification les plus traditionnelles se sont taries, renvoyant chacun à la tâche de faire appel à d’autres sources, plus personnelles, plus aléatoires, moins stables et moins partagées.  Parmi celles-ci et de façon privilégiée, l’identification par le rôle social et, plus particulièrement par le rôle professionnel, ce qui, notons-le, renforce l’enjeu de l’emploi pour les personnes. Ce que l’on appelle l’individualisme contemporain dans nos sociétés industrielles est la résultante de ces évolutions. Il signifie que chacun est mis devant le défi d’avoir à de se définir et à s’identifier pour lui-même et vis-à-vis des autres. S’il ne s’y astreint pas, il ne lui reste que le recours à la distraction, comme manière d’échapper à la question de son identité, ou à l’autodestruction de celui qui pose la question. Ces deux dernières échappatoires ne contribuent pas, à l’évidence, à la production de citoyenneté.

L’injonction à être soi sans pouvoir s’en remettre à des groupes d’appartenance est une exigence continue et redoutable qui s’impose donc à chacun et qui incite naturellement à vouloir l’occulter, soit, on l’a vu, par un rejet pur et simple, soit  par la recherche d’un bouc émissaire sur lequel est reportée la cause de son échec. Ce bouc émissaire est à localiser, de façon privilégiée, parmi les porteurs de la fonction politique qui risquent de s’épuiser à essayer de répondre à une demande qui échappe, par nature, à leur champ d’action et aux moyens dont ils disposent.

Dans un entretien récent, donné à la suite de la publication de son livre « Les Épreuves de la vie », Pierre Rosanvallon a essayé de pointer certaines expressions des mal-être personnels : insécurité psychologique, épreuves de l’intégrité personnelle, insulte à la promesse d’égalité, sans, d’ailleurs, arriver à pointer ce qui en est la cause profonde. Mais il a mis le doigt sur une réponse possible du système politique, à savoir au moins, nommer, reconnaître ce que vivent les personnes.  Il s’agirait de rendre visibles ces épreuves vécues, d’en faire le récit, de montrer de l’attention, de la compréhension à leur égard.

Le premier moment, incontournable et dont l’exigence n’est pas transférable sur autrui, est la prise de conscience de soi, la reconnaissance, par soi-même, de sa propre réalité, aussi pauvre et désespérante paraisse-t-elle de prime abord. Cette prise de conscience peut être encouragée par le regard d’autrui. L’une des phrases les plus mobilisatrices de l’Évangile est apparemment anodine : « Il m’a dit tout ce que j’ai fait » (Jn 4,29) qui déclenche, chez celle à qui elle a été adressée, la sortie de l’anonymat et un début d’appropriation d’elle-même en tant que personne, lui donnant en quelque sorte l’autorisation de s’intéresser à elle-même, d’être quelqu’un ou d’essayer de le devenir. Rien ne peut se passer s’il n’y a pas, en effet, au départ, la conscience d’être sujet ; celle-ci passe par l’expérience faite de soi à l’occasion de ce qui fait événement dans sa  propre vie, de ce qu’il nous a permis d’éprouver. Il peut nous sembler qu’il ne nous arrive rien, mais n’est-ce pas dû à un manque d’attention aux répercussions en soi de ce qui se passe effectivement ou à une fausse évaluation de son contenu ? Ce qui arrive ne prend le statut d’événement, n’a valeur d’événement pour nous que si nous sommes suffisamment libres par rapport aux interprétations qui nous sont étrangères et qui, souvent, s’imposent à nous par conformisme aux idées et aux valeurs en cours, à ce qui est valorisé par nos groupes d’appartenance.  Ce mouvement de libération, d’autonomisation de sa propre pensée, est freiné par la peur de la solitude, inévitable dans le parcours d’individuation que nous tentons de décrire ? Il nous conduit à approfondir la connaissance de nous-mêmes, à éprouver l’existence de nos propres ressources et celle d’un socle sur lequel se fonde notre propre solidité. Ce qui se passe au dehors, qui peut, certes, être important et avoir des répercussions sur nous, prend une place moins déterminante et reste du domaine de la  contingence. Comment feraient, autrement, pour continuer à être, les personnes gravement handicapées ou les détenus de longue durée, condamnés au face-à-face avec eux-mêmes.

Dans un témoignage récent sur ce qu’elle vit, une Libanaise exprime l’enjeu ainsi : « Dans un pays où nous sommes dépouillés de notre valeur en tant qu’êtres humains, et des nécessités de base (médicaments, alimentation, électricité, essence, gaz et bientôt eau), mais aussi dépouillés de puissance et même d’énergie de faire face à l’injustice, est-il possible de nous donner la force  de l’intérieur, en refusant que les limites externes que nous subissons atteignent nos âmes et nos esprits ? » Nayla Tabbara in La Croix du 17.9.21

Se demander ce qui peut faire tenir les personnes, confrontées à la difficulté de la construction de soi : comment maintenir une foi élémentaire dans la vie, la confiance nécessaire à l’action, à la coopération, à la participation au débat démocratique, nécessaire pour faire prévaloir le souci d’un avenir pour les générations futures ? D’abord, reconnaître l’enjeu ; comme nous l’avons dit, montrer de l’attention pour les efforts qui s’imposent aux individus, faire valoir leur capacité, rendre visibles et audibles les personnes capables de générer la confiance. C’est tout un apprentissage que devront faire ceux qui, à un titre ou à un autre, s’expriment et influencent le système culturel : les politiques, les intellectuels, les enseignants, les créateurs, les entrepreneurs, les acteurs sociaux, mais aussi tous ceux qui sont en position d’accompagner les personnes. N’est-ce pas une voie à suivre pour sortir de la situation actuelle, pour apporter une réponse à ceux qui s’abstiennent, parce que « le monde politique ne s’intéresse pas aux réalités de nos vies », mais surtout, parce que la solidité de chacun est requise pour que soit envisageable un avenir pour toutes les générations ?

 

 

 

 

A propos Régis Moreira

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