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11L193: Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la classe écologique

22.03.03. Note Marie-Odile Terrenoire

 

Le petit livre de Bruno Latour et de  Nikolaj Schultz a pour objectif, en puisant dans l’histoire des mouvements sociaux, de faire comprendre aux activistes écologistes comment ils peuvent gagner la bataille des idées alors qu’aujourd’hui ils restent dépendants des anciens clivages.

L’écologie s’est jusqu’à maintenant appuyée sur le souci d’une nature connue par la science mais extérieure au monde social. C’est en sociologue que Bruno Latour s’exprime. L’objectif qui consiste à mettre uniquement en avant la protection de la nature a pour conséquence de passer à côté de conflits sociaux pourtant liés à des questions écologiques, l’épisode des gilets jaunes, les manifestations de jeunes, ou plus loin les protestations des agriculteurs en Inde et celles des communautés autochtones en Amérique du Nord qui résistent à la fracturation hydraulique. Bruno Latour a cette expression : « Loin d’unifier la nature divise ».

Pour que le mouvement écologique gagne en consistance, il faut que cela se traduise par un élan historique comparable à ceux du passé. Comme le socialisme poussé par le concept de lutte de classe, il faut que l’écologie repère ses ennemis. Il ne faut pas éviter les conflits. Latour reprenant donc le concept de classe, parle d’une classe écologique qui sache énoncer un projet de transformation de la société. L’écologie amplifie considérablement le refus général d’une économie qui fonctionne aux dépens des sociétés. En ce sens, elle est bien de gauche. Les socialistes avaient déjà su désigner les domaines hors champ d’une rentabilité économique (la santé, l’éducation). Mais c’est insuffisant car persistait chez eux l’idée que la croissance de la production était bénéfique. De ce point de vue, la classe écologique n’est pas en continuité avec les luttes anticapitalistes.

Comme dans la tradition marxiste, la classe écologique doit, elle aussi, se définir par rapport aux conditions matérielles de l’existence. À l’époque de Marx, il s’agissait des conditions matérielles dans lesquelles les humains vivaient, la nourriture, l’eau, les vêtements, les maisons. Mais, depuis la seconde guerre mondiale, « les systèmes de production se sont accélérés si fortement qu’ils ont déstabilisé les systèmes de la Terre et du climat », ce que le terme « anthropocène » résume bien. « Le système de production est devenu synonyme de système de destruction ».

Aujourd’hui, l’énormité des menaces prévue par les experts a peu d’effet en termes de mobilisation.  On reste dans l’angoisse et l’impuissance. La planète Terre continue d’être vue comme une simple ressource. Bruno Latour appelle de ses vœux un autre regard. « Comme le montre l’histoire longue de la terre, écrit-il, ce sont les vivants qui ont permis la continuité de l’existence terrestre qu’ils ont eux-mêmes créés au fil des milliards d’années, climat, atmosphère, sol et océan compris. » Bruno Latour parle à ce propos d’une pratique de « l’engendrement ». Il explique ce terme dans l’interview donné à François Busnel. Le but pour les humains a toujours été de bien vivre avec sa famille et d’engendrer. « Il ne s’agit pas de décroître mais d’enfin prospérer » (p.30). Il faut savoir « relier le monde où l’on vit du monde dont on vit ». La volonté de produire doit être « encastrée » par le souci de l’habitabilité et c’est la classe écologique qui doit prendre en charge cette question.

« Ce qui apparaissait d’abord comme un recul, comme un mouvement vers l’arrière, presque comme une position réactionnaire devient maintenant une immense expansion de la sensibilité aux conditions nécessaires de la vie » (p.33). Ni le libéralisme ni le socialisme n’avaient sérieusement pris en compte les conditions d’habitabilité et les néofascistes encore moins. La classe écologique aspire donc à reprendre le processus de civilisation que les autres classes ont abandonné ou trahi. C’est le sens de l’histoire. La course au développement que nous avons connue n’était qu’une utopie moderniste. On ne peut plus aller de l’avant sans se désintéresser des conséquences de nos actes car le développement perpétuel est impossible. L’écologie contredit la passion moderne du dépassement continu des barrières. Elle repose la place et la conception des limites. On revient sur terre. C’est un changement de cosmologie.

Pendant 20 000 ans, il y a eu une forme de thermostat qui a maintenu la température. La sonnette d’alarme sonne depuis 40 ans. « Des muets parlaient à des sourds ». Depuis 20 ans, elle vrille dans les oreilles de tout le monde mais ce n’est que depuis la dernière décennie et particulièrement pendant la dernière année qu’on a basculé. Après tant de temps, l’écologie est devenu le sujet central pour une majorité de personnes du fait d’un réchauffement de l’atmosphère beaucoup plus rapide que ce qui avait été pensé. Pourquoi si peu de réactions ? Il ne suffit pas d’invoquer la puissance des lobbys. Il faut sortir d’une conception négative assimilée à une écologie punitive. Pour le moment, « l’écologie politique réussit l’exploit de paniquer les esprits et de les faire bailler d’ennui ». Les partis écologiques ne s’imposent pas. Bruno Latour, sévère, parle même de « passions tristes ». La lutte pour les idées a été négligée.

La pandémie a eu un effet très positif sur la prise de conscience de notre dépendance. Nous nous sommes rendus compte que le monde était obligé de s’ajuster à la présence d’un virus. Face à ce virus, nous sommes aussi démunis que les anciens sauvages saisis par la modernisation qui dévastait leur communauté. Grâce au COVID, nous nous sommes rendus compte que nous étions des vivants au milieu d’autres vivants en pleine évolution (p. 53). Le COVID nous a obligé à nous transformer. De même que le COVID ne cesse de se muter, nous serons obligés de muter. Tout bouge, tout évolue. Intimidés par ce qui nous arrive, nous ne savons plus littéralement comment nous comporter.

Fort de ces constats, Bruno Latour est convaincu que la classe écologique va prendre la suite de tous les combats passés qui ont à chaque fois révélé de nouveaux acteurs considérés jusque-là comme négligeables. L’écologie combien de divisions ? Il faut repenser les clivages. Latour liste ceux qui, d’après lui, peuvent prendre la relève.

Pour lui, il s’agit moins « des bobos diplômés » que des classes populaires qui ont toujours été les premières à résister sans oublier que ce sont elles qui subissent de plein fouet les conséquences du système de destruction (p. 92).  Ce sont ensuite les mouvements féministes en montrant le lien entre l’intervention de l’économie et le lourd écrasement des femmes. Il parle aussi des paysans, des mouvements post coloniaux et des peuples dits autochtones encore très nombreux.  La liste est longue. A leurs côtés des classes intellectuelles déjà acquises à l’écologie, des scientifiques, des ingénieurs, des inventeurs brisés dans leur désir d’innovation par les étroites contraintes de la production. Il faut même compter dans cette liste les religions, tous ceux qui « plaident pour le cri de la terre et des pauvres » pour reprendre la belle expression du pape François.

Latour donne une place importante à la génération montante. Il y a une  : « inversion stupéfiante des liens d’engendrement ». Le nouveau régime climatique a pour conséquence de laisser retomber sur les générations suivantes la tâche de régler les problèmes du présent, d’où l’impression d’avoir été trahie par les anciens et de se retrouver au sens propre sans avenir.

Il faudrait que tous se reconnaissent et disent ensemble « nous sommes le monde, nous sommes l’avenir, nous reprendrons le processus de civilisation que les autres ont délaissé ». L’histoire de tous les mouvements sociaux montre qu’il faut qu’une classe puisse contester le rôle de leader aux autres pour que le basculement cosmologique puisse s’opérer. Jamais les intérêts dits objectifs n’ont suffi à eux seuls à faire apparaître une classe consciente d’elle-même et capable de convaincre les autres de s’allier avec elle. Il lui faut gagner la bataille des idées. Pour l’instant ceux qui sont dans cette dynamique sont des gens dont on dit qu’ils sont des marginaux et qui, eux-mêmes, revendiquent d’être des marginaux, par exemple les zadistes.

Le mémo de Bruno Latour et Nikolaj Schultz est à la fois enthousiasmant et déroutant. On a parfois l’impression qu’ils disent une chose et son contraire. Ainsi, se référant aux zadistes comme avant-garde, ils placent aussi leurs espoirs dans l’Union européenne critiquée pour son excès de technocratie. Le fait que l’Europe soit désunie présenterait l’avantage qu’elle redistribue morceau par morceau de nouvelles formes de pouvoir qui sont négociées, discutées, mélangées. Il n’y a plus d’affaires qui soient vraiment étrangères et aucune qui reste vraiment nationale. Quoiqu’ils affirment que les cartes doivent être complètement rebattues, n’y a-t-il pas une pointe d’ironie dans ces jugements paradoxaux ? Etonnante également de la part d’auteurs qui n’ont cessé de montrer la complexité, la dernière phrase du livre : « Les grands bouleversements sont parfois aussi simples que le mouvement que fait un dormeur pour se retourner dans son lit ».

Enfin, on aurait aimé des développements plus longs sur ce qui risque de freiner le retour à la terre que les auteurs appellent de leurs vœux, à savoir tous les progrès liés à la conquête de cet espace loin de la croûte terrestre, les satellites pourvoyeurs aujourd’hui de notre environnement quotidien, les ordinateurs, smartphones et autres objets connectés dont on se sert tout le long de la journée.

 

Marie-Odile Terrenoire, le 5 mars 2022

A propos Régis Moreira

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