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6/L195 – Hommage au poète Christian Bobin par Eliane Fremann

Eliane Fremann rend hommage à l’écrivain et poète Christian Bobin qui nous a quittés le 23 novembre dernier.

Auteur d’une soixantaine d’ouvrages, Christian Bobin avait été couronné en 2016 par l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Les titres de ses nouvelles, fragments – La Part manquanteUne petite robe de fête, Le Très- bas, texte poétique en prose sur St François d’Assise, La Plus que vive, La présence pure, La Dame blanche, La Nuit du cœur ou Le Muguet rouge publié dans une anthologie de son œuvre (1) cet automne témoignent de sa manière d’habiter poétiquement le monde. Il a été traduit en quarante langues, et les maîtres zen japonais trouvent maintes correspondances entre sa vision et celle du poète Ryokan (2). Parfois entre deux portraits, sur une page blanche au cœur d’un de ses livres, quelques lignes écrites à la main en lettres noires ont le rythme poétique des haïkus.  S’il avait un public de lecteurs fervents et fidèles-(parmi les premiers André Comte-Sponville, Charles Juliet), il gardait aussi une poignée de détracteurs.

Malgré la fluidité de ses textes, il est difficile de définir l’écriture de Christian Bobin tant elle est grave et aérienne à la fois. Qu’ils expriment le désespoir, la gaieté ou la difficulté de vivre, ses livres nous invitent au ralentissement et à la contemplation. Il est habité et nourri par des artistes, sculpteurs, musiciens comme Glenn Gould, peintres méconnus ou illustres. Dans L’homme joie, Christian Bobin nous fait part de son illumination en découvrant les toiles de Pierre Soulages puis ses vitraux, lames de verre translucides où se joue la lumière dans l’abbaye de Conques.  Avec le peintre de l’outrenoir, il avait au fil des années noué une amitié fervente dont témoignent deux recueils : La Nuit du cœur et Pierre, où il cherche à cerner ce qui incarne la « présence » de Soulages, et « l’énigme du surgissement de toute présence sur terre ».

Christian Bobin cultivait le silence, la simplicité et la joie au contact de la nature, loin des mondanités. Grand lecteur, des classiques – Montaigne, Pascal, Spinoza, Kierkegaard – mais aussi des contemporains, Borges, « ce voyant aveugle », Simone Weil ; admirateur d’André Dhôtel « le Lao tseu français », et des poètes : Emily Dickinson, Philippe Jaccottet, Jean Grosjean (également traducteur notamment de la Bible et du Coran), des béguines du XIIIe siècle, du philosophe Emil Cioran, entre autres. Poète à la voix singulière, délicate, alliant la poésie à une spiritualité très libre, il rêve d’une écriture qui serait un effacement de soi.  Il refuse la sacralisation de la littérature et privilégie « la curiosité infinie du jour qui passe ». Par son écriture dépouillée et son humanité, Il transcende le quotidien- l’enchantement devant la nature, l’amour, la joie, mais aussi le deuil, la fin de la vie et le lien aux disparus. Il considérait la mort comme un passage : Les morts n’ont pas quitté la vie mais ses cloisons prétendument étanches. Chrétien, lecteur des Evangiles mais à l’écart des dogmes et des institutions, il suivait de plus en plus l’évolution de la société, reprochant à la télévision de « salir la douleur qui lui est confiée », celle des pauvres, des oubliés et était très critique de notre modernité :  Nous sommes, comme jamais, dans des temps bibliques. Les âmes fondent sous le soleil de l’avidité, écrivait-il.

 J’ai retenu quelques extraits qui me paraissent significatifs de son style et des thèmes de ses livres.

La Plus que vive (1996), une lettre écrite à la 2ème personne à la femme aimée, emportée par une rupture d’anévrisme à 44 ans.

L’événement de ta mort a tout pulvérisé en moi. Tout sauf le cœur. Le cœur que tu m’as fait et que tu continues de me faire, de pétrir avec tes mains de disparue, d’apaiser avec ta voix de disparue, d’éclairer avec ton rire de disparue.

La présence pure (1999), c’est ce qui reste quand tout a été oublié. Dans ce beau texte, Il transfigure de manière poétique le malheur de son père, un père à la figure solaire, atteint de la maladie d’Alzheimer.

Avant d’entrer dans la maison où il est aujourd’hui, mon père a séjourné pendant quelques semaines chez les morts, à l’Hôpital psychiatrique de Sevrey, près de Châlons sur Saône, dans le pavillon « Edelweiss ». Les morts n’étaient pas les malades mais les infirmiers qui les abandonnaient pour la journée entière sans aucun soin de parole. Les morts étaient ces gens de bonne santé et de vive jeunesse, répondant à mes questions en invoquant le manque de temps et de personnel (…) Les morts étaient ces gens murés dans leur surdité professionnelle. Personne ne leur avait appris que soigner c’est aussi dévisager, parler – reconnaître par le regard et la parole la souveraineté intacte de ceux qui ont tout perdu.

L’arbre devant la fenêtre et les gens de la maison de long séjour ont la même présence pure – sans défense aucune devant ce qui leur arrive jour après jour, nuit après nuit.

Ces gens dont l’âme et la chair sont blessées ont une grandeur que n’auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe.

C’est par les yeux qu’ils disent les choses, et ce que j’y lis m’éclaire mieux que les livres. 

 

La Nuit du cœur (2018), fruit de longues réflexions poétiques.

 Il n’y a pas d’autres raisons de vivre que de regarder de tous ses yeux et de toute son enfance cette vie qui passe et nous ignore.

Il n’a guère quitté Le Creusot, sa ville natale, marquée par les forges des usines Schneider qui ont employé de nombreux membres de sa famille. Le Muguet rouge est un dernier recueil, bref et grave, sur notre époque : Cimetières et librairies sont les derniers endroits civilisés, écrit-il.

Le « Progrès » a pris la place de Dieu. Il y a cette croyance absurde et morbide qu’il suffit de continuer sur sa lancée pour s’en sortir : qu’en élargissant la tâche, on va la faire disparaître ! Quand en aura-t-on fini avec cette foi stupide en un « Progrès » qui va résoudre les problèmes du « Progrès » ? Comment peut-on demander à ce qui nous tue de nous ressusciter ? Durant mon enfance, au long des années 1950-1960, l’épopée industrielle et technique commençait déjà à s’essouffler. J’ai senti le poids des choses en train de s’effondrer sur elles-mêmes. C’est en en prenant le contre-pied que j’ai voulu écrire.

On dirait que le monde se bat pour qu’il n’y ait plus aucun cœur. C’est peut-être ce que j’ai voulu faire en écrivant : sauver une noisette, un sourire, une feuille d’arbre. En fait : sauver le monde.

1/  Les Différentes Régions du ciel, Œuvres choisies, Gallimard Quarto, 2022 rassemble une partie de son œuvre.

2/  Ryokan, l’une des grandes figures du bouddhisme zen (fin XVIIIè début XIXè siècle), moine, ermite, poète et calligraphe. Dans Un bruit de balançoire (2017) Bobin établit des correspondances avec certains de ses textes.

A propos Régis Moreira

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