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5L196: Peut-on rater sa vie ? par Patrick Boulte

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« Peut-on rater sa vie ? »

  1. Patrick Boulte – 6.3.23

Peut-on rater sa vie ? Poser une telle question fait penser qu’il y aurait une norme de la réussite de la vie. La question ne saurait, en tous cas, qu’être posée individuellement, tant la réponse à lui donner dépend de toutes les circonstances qui échappent à la volonté de la personne concernée. En effet, nous ne maîtrisons pas les paramètres de notre vie, ni notre santé, ni les événements qui nous arrivent, ni les talents dont nous disposons, ni les rencontres que nous faisons et peu notre orientation professionnelle, choisie ou subie.

Rater sa vie serait ne pas devenir ce pour quoi l’on est attendu, sans connaître, pour autant, la place où l’on est attendu. Rater sa vie serait ne pas finir par correspondre à ce qui s’attend de soi, sans pouvoir savoir, à coup sûr, ce qui s’attend de soi. Cela signifie que personne, pas même soi, n’est capable d’en juger.

Pour ma part, et pour lancer notre débat, je vous propose un éclairage à partir de la réflexion que j’ai développée dans un livre, publié en 1995, sous le titre « individus en friche », et qui pourrait s’énoncer ainsi : une vie réussie serait une vie qui serait parvenue à établir la personne dans la stabilité de son identité, où la personne serait parvenue à rejoindre son identité profonde, celle-ci étant devenue indépendante des circonstances qui pouvaient l’affecter.

  1. Ceci suppose que l’on admette le fait que chacun ait une identité propre. Encore faut-il savoir ce que l’on entend par identité. Paul Ricœur distingue, d’une part, le caractère, par quoi la personne se rend identifiable. C’est ce qu’il appelle la mêmeté. D’autre part, l’ipséité, notion essentiellement éthique, qui est, pour lui, la manière de se comporter de telle façon qu’autrui puisse compter sur la personne.
  2. Mon approche de l’identité suppose que l’on admette qu’elle ne soit, ni donnée dès le départ, ni atteinte d’emblée ; elle est à élaborer à partir des sources à sa disposition.

Or, celles-ci sont toutes en crise :

-celle de la transmission par la lignée familiale, l’identité reçue à sa naissance, est souvent mise à mal du fait du déracinement par rapport au milieu ou à la culture d’origine, de l’affaiblissement des liens inter-générationnels ou de l’éclatement des structures familiales,

-celle liée aux caractéristiques statutaires, je veux parler des éléments de la carte d’identité, moins naturellement identifiantes, du fait de leur déstabilisation qu’il s’agisse du statut matrimonial, des rôles sexués ou de la quasi disparition des signes d’appartenance à des corps professionnels, les militaires, les clercs, pour ne prendre que ces exemples,

-la source d’identité que procurent les rôles sociaux occupés est fragilisée par les ruptures familiales ou professionnelles. Ils manquent, tout simplement, à ceux et à celles qui aspirent à en avoir un quand il y a chômage, alors, même, qu’il s’agit de la source d’identité sur laquelle nous comptons le plus,

-la source enfin de l’intériorité, notamment du fait que nous vivons dans une société qui nie la possibilité d’une réalité transcendante, ce qui, de facto, limite les possibilités d’y recourir.

 

Par ailleurs, dans notre société marquée par l’individualisme, les personnes n’ont plus la possibilité de se référer à des identités collectives, comme a pu l’être la classe ouvrière pour le monde ouvrier. Elles se trouvent donc renvoyées, chacune pour ce qui la concerne, à la responsabilité de leur propre construction identitaire.

Les personnes vont, pour ce faire, adopter ce que l’on pourrait appeler une stratégie identitaire. J’en distingue quatre :

-La stratégie de l’identification par les rôles sociaux, y compris, bien sûr, les rôles  familiaux et professionnels.

-La stratégie de l’évitement de la question identitaire, par la distraction, au sens pascalien du terme, ou par le regroupement avec les mêmes, comme on le voit avec la multiplication des réseaux micro-sociaux.

-La stratégie d’annihilation du questionnement identitaire par la voie de l’autodestruction.

-La stratégie de l‘individuation, par la voie de l’intériorisation et de la recherche du socle profond de son être ou de son « noyau de permanence », selon l’expression de Paul Ricœur.

 

La plus immédiate, la plus répandue, est celle qui consiste à rechercher son identité dans celle que vous confère le rôle social occupé, au premier rang duquel est le rôle professionnel qui sert, en outre, à vous identifier aux yeux des autres, sans oublier, bien sûr, le rôle familial.

C’est sans doute, surtout, à cette stratégie que l’on pense instinctivement, quand on pose la question : « peut-on rater sa vie ? ». A ce titre, j’avais pu noter que « corollaire de l’individualisme, caractéristique de la modernité, les individus se trouvent en quelque sorte enjoints, non seulement d’assumer la responsabilité d’être soi, mais encore de « faire histoire », comme moyen de justifier leur existence, ce qui explique la soif inextinguible de reconnaissance qui s’empare d’eux et le fait qu’a contrario, l’invisibilité sociale devient la nouvelle forme du malheur. » (PB texte 2015 – Les ressources intérieures de la solidité individuelle)

Mais se reposer uniquement là-dessus, ce serait confier à des circonstances extérieures, le soin de s’assurer de soi. Ce qui est bien précaire, ainsi que le souligne aussi Ricœur, quand il dit à propos de l’œuvre : « Cette manière pour l’œuvre de ne tenir son sens, son existence même comme œuvre, que de l’autre, souligne l’extraordinaire précarité du rapport entre œuvre et auteur, tant la médiation de l’autre est constitutive de son sens. » (en Soi-même comme un autre – p.185)

D’autres, au contraire, voient dans les fonctions assumées  la source unique de l’identité, estimant que celle-ci se résume entièrement à l’identité sociale. Ils ne tiennent pas compte de ce qu’implique cette précarité, en tout cas, la non pérennité de cette source d’identité, ainsi Clément Rosset écrit : « Je veux dire par là – il parle de l’inutilité du sentiment d’identité personnelle à l’exercice de la vie – que les renseignements que l’individu humain possède sur lui-même par l’intermédiaire de son identité sociale suffisent amplement à la conduite de sa vie personnelle, tant publique que privée. » (Cl. Rosset in Loin de moi – Ed de Minuit p.85). Il ne se pose donc pas la question de savoir ce qui se passe quand cette source d’identité sociale n’existe pas ou n’existe plus, en cas de séparation du couple, de veuvage, de maladie, d’incapacité ou de chômage.

D’un autre côté, l’occupation d’un rôle professionnel vous permet aussi, par les revenus qu’il procure, de pouvoir envisager de recourir à la deuxième stratégie, celle de l’occultation, pure et simple, de la question identitaire par la distraction dans le loisir ou par l’appartenance à des groupes plus ou moins fusionnels entre personnes identiques qui, en quelque sorte, se confèrent réciproquement leur identité. Ils permettent alors à chacun de réduire le risque d’avoir à se confronter à la différence, donc à l’obligation de recourir aux dimensions profondes de son être pour se mettre en mesure de répondre d’eux-mêmes. Dans ces groupes, la responsabilité personnelle n’arrive plus, ni à émerger, ni à exercer de rôle d’alerte sur les risques que fait courir à chaque membre du groupe le fait de s’isoler ainsi des règles qui régissent la société à laquelle il appartient. La pratique obsessionnelle des réseaux sociaux, indice d’une panique devant le risque de se trouver seul en face de soi-même, en est un exemple.

Mais le chômage, donc la pénurie de rôles sociaux, ou un niveau de revenus insuffisant pour pouvoir recourir à la distraction de soi et, donc, à la possibilité d’occulter la question identitaire, peuvent conduire certains à vouloir supprimer tout bonnement l’instance qui pose la question et à opter pour une troisième stratégie, celle de l’autodestruction, de la violence contre soi, comme on le voit, notamment, avec le phénomène des addictions, ou contre son propre environnement. Yacek Kuron in « La foi et la faute » note à propos de ce processus d’autodestruction : « L’homme solitaire, effondré, ne peut diriger contre personne cette agressivité sauvage qui le tenaille, il n’a donc d’autre cible que lui-même « .

Reste la stratégie d’individuation qui consiste à rechercher, au plus profond de soi, le socle de son identité.

C’est une stratégie que notre système culturel ne valorise pas. En effet, celui-ci comporte :

-un arbitrage temps/espace, défavorable au temps indispensable au retour sur soi ; Je me réfère ici à la requête d’ubiquité, comme à la vacuité du temps ; celle-ci vécue comme un drame ;

-une accentuation et une valorisation des conduites mimétiques qui alimentent la difficulté et la peur d’être soi, en tous cas, détournent l’attention de soi-même ;

-la précarisation systématique des systèmes symboliques (à commencer par le langage, la définition de ce qu’est l’humain, l’institué…), tout ce qui peut servir de repères et donner un sentiment de continuité, de stabilité et d’enracinement.

 

L’individu est donc conduit à s’y engager dans une certaine solitude. Elle est peu visible, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas.

Une identité qui ne s’appréhende pas, car elle n’est pas accessible, même à celui qui en est le sujet. Elle ne se révèle qu’après coup, de l’extérieur en quelque sorte. Elle ne se poursuit pas comme un but à atteindre, elle ne se réduit pas à une identité sociale. Elle se pressent et se pressent particulièrement quand manque toute possibilité de recours aux sources ordinaires de l’identité. Il est difficile d’en dire quelque chose. Elle ne se définit pas, sauf, peut-être, par les penseurs du religieux. Ainsi, un penseur musulman, Mohammed Iqbal, quand il parle du but ultime de la vie religieuse, (qui serait selon lui) « la reconstruction de l’ego fini par ce qui le met en contact avec un éternel processus de vie… » ou quand le Christ en indique le chemin : « Celui qui veut sauver sa vie, la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi et pour l’Évangile, la sauvera. » Mc 8, 35. Ou,  encore, le cardinal Ratzinger quand il écrit, suggérant que l’on ne se trouve qu’en se perdant : « Le Moi est à la fois ce que je possède entièrement et qui pourtant m’appartient le moins. Ainsi le concept de la pure substance (ce qui subsiste en soi) éclate … ; l’on peut voir comment un être qui se comprend vraiment lui-même comprend en même temps que, dans son être propre qui le fait être lui-même, il ne s’appartient pas lui-même ; qu’il ne se trouve lui-même qu’en se quittant lui-même, pour retrouver, comme être relationnel, sa vraie originalité. » Cardinal Ratzinger in « La foi chrétienne hier et aujourd’hui » p.122

Si elle est difficile à définir, la réalité de cette stratégie d’individuation se constate, notamment chez des personnes placées dans des circonstances où elles se trouvent coupées de toute source ordinaire de l’identité et qui, cependant, tiennent, tiennent debout. Là où il ne reste que l’alternative entre intériorisation et disparition de soi. Pour ma part, j’en ai  cherché et trouvé des exemples chez ceux qu’on a appelés les dissidents, qui ont osé se confronter à des régimes totalitaires, en ont été, bien sûr, persécutés, ont connu de longues périodes de détention ou de relégation, mais sans en être moralement détruits. Il en existe encore, bien sûr, à l’heure où nous parlons. Pourquoi eux plutôt que d’autres ? Parce que leurs histoires sont publiques et qu’ils sont à l’évidence en butte à des actions qui visent à les priver d’existence et de tout rôle social, ce qui ne les empêche pas d’être et de signifier la réalité de ce qu’est l’identité profonde. Un témoin en est Mihailo Mihailov, lui-même dissident yougoslave, qui a écrit un texte sur l’expérience mystique de la perte de liberté à partir de son exploration d’un grand nombre de récits de dissidents. Il dit : « C’est à ce moment décisif, juste avant sa complète destruction, que la personne commence à réaliser qu’il y a quelque chose qui demeure hors d’atteinte des forces extérieures quelques invincibles qu’elles puissent paraître et que, même si rien d’autre ne peut être sauvé, il y a ce pour quoi la résistance, le combat et la victoire restent possibles : la préservation de son âme. »

Cette stratégie est repérable aussi, à l’état pur si l’on peut dire, chez ceux qui ont des vies empêchées. Je pense à une personne, comme Philippe Aubert, qui a maintenant une quarantaine d’années et qui, de naissance, n’a l’usage ni d’aucun de ses membres, ni de la parole. Comment a-t-il fait  pour arriver à être ? Il ne l’explique que très partiellement dans un livre intitulé « La rage d’exister » où il raconte surtout ses efforts considérables pour ne pas être réduit par ses entourages institutionnels à l’état de « légume », pour ne pas être enfermé à jamais dans sa dépendance et pour arriver à devenir un être capable de communiquer. Sans doute a-t-il trouvé, par sa persévérance, son « noyau d’impermanence », selon l’expression de Paul Ricœur déjà citée.

Sans aller jusqu’à ces situations extrêmes, on peut penser que s’appuient, sur une source profonde de leur identité, ceux qui se montrent capables d’assumer un rôle social sans l’accaparer, sans s’identifier à lui, sans que leur identité dépende de lui. Ils peuvent en changer, passer de l’un à l’autre, sans être prisonniers du premier et de l’image qu’il leur a donné d’eux. Ils ont par rapport à lui la bonne distance, se laissant guider par ce qui arrive, se construisant pas à pas à partir de l’événement. C’est ce qui en fait ce que l’on peut appeler des génies de la vie.

Ce sont des personnes comme elles qui peuvent nous donner une idée de ce que peut être une réussite de la vie. Mais, si notre vie n’est pas pour nous, est-ce à nous de dire si nous avons raté notre vie ?

 

 

A propos Régis Moreira

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