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7L196: L’identité culturelle en temps de guerre par Patrick Boulte

Institut d’études œcuméniques

15ème semaine sociale œcuménique

Lviv – Ukraine

  1. Patrick Boulte – 4.10.22

 

L’identité culturelle en temps de guerre

Je me propose d’aborder la question des stratégies utilisées par l’individu contemporain pour surmonter la crise des sources ordinaires de l’identité, à une période de l’histoire où il ne peut plus s’appuyer, dans la conduite de sa vie, sur des identités collectives fortes et où les références culturelles partagées se voient concurrencées par de simples modèles de consommation et de comportements mimétiques.

Vous excuserez les commentaires venant d’une société qui n’est pas directement touchée par la guerre. Elles peuvent présenter un décalage avec l’expérience vécue par ceux qui y sont directement confrontés, avec ce qu’elle implique en termes de survie, de destruction, de perte d’éléments de son milieu de vie.

J’essaierai d’analyser le rôle du système culturel et la façon dont il est pris en compte dans le fonctionnement de nos sociétés démocratiques, avant, enfin, de m’interroger sur les effets possibles de la guerre en Ukraine sur le système de construction identitaire dans les sociétés ouest-européennes?

D’où la question : dans quelle mesure l’environnement dans lequel nous vivons facilite-t-il ou complique-t-il l’indispensable travail d’individuation de tout un chacun, travail qui devient incontournable pour la viabilité démocratique ?

Avant d’aborder ce point, quelques rappels sur les éléments de la crise de l’identité que j’avais proposé dans mon livre « Individus en friche » (DDB – 1995)

 

I – Les stratégies identitaires dans les sociétés mondialisées. 

Cela m’avait conduit à mesurer l’importance nouvelle de l’enjeu identitaire dans une société marquée par le phénomène de l’individualisation et, par suite, à essayer de repérer des types de stratégie mis en œuvre, face à cette question de l’identité, cela en fonction des ressources dont les individus disposent. J’en distinguais quatre :

-La stratégie de l’identification par les rôles sociaux, y compris professionnels.

-La stratégie de l’évitement de la question identitaire, par la distraction (au sens pascalien du terme), ou par le regroupement avec les mêmes, comme on le voit avec la multiplication des réseaux micro-sociaux.

-La stratégie autodestructrice de destruction de soi, comme instance de l’interpellation identitaire.

-La stratégie de l‘individuation par la voie de l’intériorité (la quête d’un socle).

 

Quelle évolution pour les deux stratégies, celles à effet contributif positif, depuis que je me suis essayé à en faire un constat et à en proposer une lecture ?

On constate :

-Une montée du niveau d’exigences pour l’exercice des rôles. Elle se traduit à la fois par :

-une augmentation du nombre des variables à prendre en considération,

-un surcroît d’informations à trier et à traiter,

-un surcroît de complexité, se concrétisant par le nombre de schémas opératoires, de modes d’emploi, de codes d’accès à mémoriser,..

-un surcroît d’incivilités à réparer ou à compenser, incivilités résultant elles-mêmes, sans doute, de l’insuffisante capacité d’attention des individus, trop occupés à scruter les messages qui leur sont adressés en permanence sur leur écran de smartphone.

 

-Pour ce qui est de la démarche d’intériorisation, les obstacles s’accumulent :

-un arbitrage défavorable au temps par rapport à l’espace (je me réfère ici à la requête d’ubiquité, comme à la vacuité du temps, vécue comme un drame) : on a pu dire que « C’est pour éviter les questions qui surgissent du silence que nos contemporains ont inventé la télévision et lui vouent un culte » ;

-une accentuation du mimétisme renforçant la difficulté et la peur d’être soi ;

-la précarisation systématique des systèmes symboliques (à commencer par le langage, la définition de l’humain, l’institué…), tout ce qui sert de repères et donne un sentiment de continuité, de stabilité et d’enracinement.

 

Voilà donc, à quoi, pour moi, se résume la situation : un individu quelque peu livré à lui-même pour ce qui est de sa construction identitaire, disposant de ressources à géométrie variable et amené, parmi les stratégies disponibles, à en adopter une qui n’aura, ni le même coût pour lui, ni le même avantage pour la société.

 

II – Interrelations entre l’individu et la société : le système culturel.

Deuxième partie du propos : face aux problématiques individuelles, il y a le fonctionnement social et ses impératifs.

Le sociologue Talcott Parsons, l’un des maîtres de Jürgen Habermas, distingue, dans le fonctionnement d’une société, quatre sous-systèmes inter-agissants :

-un système de fixation d’objectifs et de décision, c’est la fonction politique,

-un système d’adaptation, c’est la fonction technico-économique, système qui peut être défaillant, comme on le voit, en ce qui concerne la surexploitation des ressources naturelles, avec l’adaptation à l’environnement naturel,

-un système social qui assure l’intégration des acteurs, (à condition de les prendre tous en compte),

-enfin, un système culturel assurant à la fois la continuité – le maintien des modèles – et l’orientation de l’ensemble. C’est ce système que structure, in fine, l’engagement vis-à-vis de la réalité ultime.

C’est par son système culturel propre que l’individu se comprend dans sa continuité, qu’il s’assure de lui-même, qu’il s’oriente, qu’il se situe dans l’ensemble commun, qu’il participe à ce qui fait sens pour tous, donc à l’élaboration du monde commun. Le système culturel est ce qui permet la compréhension de soi et l’intercompréhension entre tous. Les enjeux sont clairs.

Autrement dit, le système culturel est la combinatoire des systèmes de sens des individus, systèmes qui assurent :

-le sentiment de la continuité de soi,

-l’orientation de son action,

-la possibilité d’entrer en relation avec l’autre, supposé fonctionner sur le même schéma que soi,

-la capacité de se sentir responsable d’autrui,

-la possibilité du vivre ensemble.

 

Dans une société non totalitaire, il n’est pas le résultat d’une décision explicite, d’une injonction. Il est fait de la combinatoire des systèmes culturels individuels qui, eux-mêmes, s’alimentent aux messages reçus. Les messages peuvent être de divers ordres et contribuer, plus ou moins, à la construction ou à la destruction des individus :

-Il y a des messages insignifiants, sans doute, la très grande majorité.

-II y a des messages qui tendent à s’imposer par répétition ou par effet de dissuasion. Longtemps, les institutions ont été plus attentives à l’élaboration de la norme qu’aux mécanismes des fonctionnements individuels, à leur mode de réaction aux événements et aux besoins de l’individu. En réaction à cette tendance, on peut noter qu’est en cours, dans l’Église catholique, une réorientation de son attention de l’approfondissement théologique vers davantage de compréhension anthropologique.

-Il y a des messages véhiculés par les pratiques, messages fondateurs de la confiance nécessaire à l’élaboration des systèmes de sens individuels, dans la mesure où les pratiques sont congruentes avec les énoncés des principes qui les sous-tendent.

-Il y a des messages dont l’individu va se nourrir et va utiliser le contenu à l’édification de soi, selon un processus continu, non formalisable.

 

Peut-être, l’individualisation des sociétés se traduit-elle par une modification profonde des sources du système culturel ? Il serait moins alimenté, constitué, par héritage ou par la connaissance codifiée, et, davantage, par l’expérience personnelle interprétée.

 

Ce serait un changement considérable, car il entraînerait à la fois :

-la diminution du poids, sinon de la pertinence, des acquis dogmatiques,

-la nécessité d’une compréhension anthropologique des mécanismes de la construction de soi,

-l’accroissement de l’enjeu que constituent les expériences individuelles dans la constitution du système culturel, ainsi que la matière de cette expérience qu’est l’événement,

-une exigence accrue de réflexivité pour les individus, « comment pourrait-il y avoir une collectivité réflexive sans individus réflexifs ? » (Castoriadis – op. cit. – p.149),

-mais aussi, la nécessité d’une prise en compte collective de ce que requiert une telle exigence.

Au niveau de la société dans son ensemble, le système culturel, à la fois, se nourrit des, et contribue aux, systèmes de cohérence individuels.

L’enjeu du système culturel est d’autant plus grand pour les personnes qu’elles sont exclues du lien politique et du lien social.

 

III. Quels effets possibles de la guerre en Ukraine sur notre système de construction identitaire ?

Certes, il est trop tôt pour en constater et en mesurer tous les effets. D’ores et déjà, on peut dire qu’elle a des répercussions planétaires, même si l’onde de choc n’est pas encore pleinement ressenti par nos sociétés à l’ouest de l’Europe.

(20 % de personnes ayant répondu à un questionnaire d’Arte-France-culture – Festival « et maintenant », répondent à la question à propos de l’Ukraine : « ça m’obsède, c’est horrible », contre 75 % : « c’est grave, mais j’avoue que cela ne change pas ma vie »).

Quelles réflexions peut-on faire si l’on reprend notre grille d’analyse des stratégies identitaires ?

La réalité de ce qui se vit sur notre continent va peu à peu nous rattraper, plus facilement, en tous cas, que quand il s’agit de celle qui se vit dans d’autres parties plus lointaines du monde. D’une certaine façon, nous sommes renvoyés à une situation que nous pensions avoir dépassée. Nous voyons se réintroduire dans notre univers les questions de survie, d’appartenance collective, d’enjeu de la spiritualité et de l’intériorité.

Par les tensions économiques qu’elle provoque, elle remet en cause le projet collectif implicite de mettre l’accent sur la seule augmentation de la production, comme moyen de proposer un but collectif valorisé par les personnes et pourvoyeur des rôles professionnels qui leur donnent une raison d’être, projet déjà bousculé par l’obligation d’y inclure des contraintes écologiques. Elles créent un risque de récession, donc de diminution du rythme de création et de sophistication des rôles professionnels auxquels, nous l’avons vu, les individus tiennent particulièrement pour leur définition identitaire.

Le « retour du tragique » dans notre histoire, lié aux conséquences du phénomène précédent sur nos revenus, va avoir progressivement, au fur et à mesure de notre prise de conscience, des effets sur l’efficacité de la stratégie d’évacuation de la question identitaire par la distraction.

Les deux autres stratégies, celle de l’autodestruction, celle de l’individuation sont liées. Ce qui sera gagné par l’une sera perdu par l’autre et inversement.

Les facteurs qui jouent et joueront pour faire  pencher la balance dans un sens ou un autre me semblent être les suivants :

L’exemple donné par le peuple ukrainien, et connu par les multiples canaux de communication créés et développés depuis peu, peut être une source d’inspiration pour une société, comme la nôtre, qui ne croyait plus en la possibilité de constituer une communauté. Tout va dépendre de sa capacité d’attention et de sa confiance en elle-même, mais aussi de sa prise de conscience du caractère vital de sa nécessité. Sommes-nous capables de choisir la vie et de choisir ce que ce choix implique ?

Un autre facteur déterminant se joue au niveau politique qui n’a certes pas le moyen d’agir sur le système culturel et dont ce n’est d’ailleurs pas le rôle, mais qui dispose néanmoins de leviers à actionner pour engager une action favorable à la cohésion sociale. Ils sont de l’ordre du discours et de l’action éducative.

-du  discours, d’abord, pour dire le sens de ce qui se joue, pour orienter l’attention des personnes, pour rendre crédible l’enjeu « culturel » et le revaloriser par rapport aux autres enjeux qui ont tendance à mobiliser l’attention des individus et dont on s’aperçoit quel point ils peuvent devenir insignifiants dans un situation comme celle à laquelle est confrontée l’Ukraine ;

-des politiques de formation ensuite. Les causes et les effets du déclenchement du conflit ukrainien débordent largement, aux yeux du monde entier, toutes les justifications rationnelles qui ont pu en être données. Son caractère anachronique, son absurdité, sautent aux yeux à un moment de l’histoire où l’humanité se pose la question de la façon dont elle a mis son environnement en capacité de continuer à lui assurer la vie.

 

Aparaît la nécessité, sans savoir si cela sera suffisant, d’accroître notre connaissance des conditions de la viabilité de l’humanité  et de travailler à notre solidité identitaire.

 

A propos Régis Moreira

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