Comment imaginer la vie de celui ou de celle qui n’a pas les moyens de la construction de soi ?
A propos du numéro de juillet-septembre 2023 de la revue «Transversalités » sur le livre d’Emmanuel Falque : « Hors phénomène ».
Patrick Boulte – 26.9.2023 – V3
Le numéro de juillet-septembre 2023 de «Transversalités », revue de l’Institut catholique de Paris, aborde une question rarement traitée, car, peut-être, hors champ du pensable, celui des existences empêchées. Pour Emmanuel Falque, il s’agit d’existences marquées par ce qu’il nomme un « trauma », c’est-à-dire un événement in-absorbable ou ingérable comme la maladie, la séparation, la mort d’un enfant, la catastrophe naturelle, la pandémie, la proscription. Mais ces événements qui rendent le sujet incapable de les intégrer dans sa compréhension du monde (l’horizon phénoménalisé) et de lui-même (sujet phénoménalisant) ne l’empêchent pas, a priori, de se reporter, par la mémoire, à l’expérience de ce qu’il était quand il avait cette compréhension et de continuer à exister, du moins dans son passé. Mais qu’en est-il de ceux qui n’en ont pas eu la possibilité parce qu’ils en étaient coupés dès l’origine, parce que de naissance ou dès leur jeune âge, ils ont été affectés d’une déficience mentale ou psychique qui les a privés de tout accès à l’expérience commune, donc à l’autre, donc à la capacité d’exister ?
La question n’est pas traitée, mais elle surgit en filigrane de celles qui le sont, car elle appelle les mêmes prolongements. Que peut-on dire de l’incommunicabilité éprouvée par celui ou celle qui est affecté d’un tel manque ? Quel droit de cité peut-on lui réserver ? Comment se représenter la solitude à laquelle elle conduit ? Quelle explication donner à l’existence de celui ou de celle à qui il peut arriver de regretter d’être ? Y a-t-il quelque chose qui reste (cf. p. 85) ? Peut-on vivre en se contentant de : il reste moi-même ?
Comme une personne plongée dans l’eau voit le monde qui lui est extérieur, de l’autre côté de la surface, sans pouvoir le rejoindre, ainsi la personne handicapée mentale ou psychique se rend-elle compte qu’elle est dans le monde, tout en sachant qu’elle ne peut communiquer avec lui, qu’elle lui reste à jamais et totalement étrangère. « Non seulement l’altérité de l’autre qui apparaît dans l’extériorité du monde a disparu, mais l’horizon de visibilité qui permet la connaissance de l’autre, donc la phénoménalité du monde lui-même a elle aussi disparu. » (p.86) La personne ne peut se référer qu’à elle-même dans sa singularité. « Je suis tout entier où je suis. » …. « C’est comme si le signe même de sa solitude se cristallisait dans ce sentiment de ne pas pouvoir échapper à soi-même, alors que tout le reste a perdu toute signification. » (p.87)
Et pourtant, la personne existe, seule réalité dont elle a conscience et qu’elle subit, mais sans pouvoir accéder au sens de ce qu’elle vit. Elle est, sans pouvoir comprendre, justifier, s’expliquer ce que cela signifie ; sans pouvoir même se référer à l’expérience d’autrui, aux éclairages apportés par les sagesses, les spiritualités ou les traditions religieuses. Celles-ci, au moins, intègrent-elles cette réalité dans leur description et leur compréhension de ce qui existe ? Pour ce qui est de la tradition chrétienne, on peut répondre positivement. Dans le credo chrétien, il est rappelé que le Christ, après sa mort et avant de surgir ressuscité, est descendu aux enfers, autrement dit, au séjour des morts, c’est-à-dire en ce lieu commun à ceux qui ont vécu leur vie et à ceux qui n’ont pas eu les moyens de le faire. Pour quoi ? Pour les tirer de l’oubli et les raccorder à Celui dont ils tenaient la vie. Là où ceux qui n’ont pu vivre voient se refermer la parenthèse de leur non-existence et où ils peuvent se greffer sur une vie dont ils n’ont pu que pressentir qu’elle était.
Espérons qu’Emmanuel Falque poursuive sa réflexion sur ce thème orphelin qui concerne beaucoup plus de personnes qu’on imagine.