2L206: Notre démocratie confrontée aux ruptures anthropologiques et à la désoccidentalisation par Jean Claude Devèze

Jean-Claude Devèze (7/06/2024) Document de travail pour l’université de D&S

Notre démocratie confrontée aux ruptures anthropologiques et à la désoccidentalisation

L’expression « rupture anthropologique » désigne un changement profond et soudain dans la condition humaine. De telles ruptures peuvent être causées par des facteurs divers, tels que des bouleversements environnementaux, des innovations technologiques ou des transformations sociales. Voici quelques exemples de ruptures anthropologiques en cours :

• l’Anthropocène: l’ère géologique actuelle, marquée par l’impact profond de l’activité humaine sur la planète. Le changement climatique, la pollution et la perte de biodiversité et, plus largement, l’avenir de l’Humanité font partie des défis majeurs de l’Anthropocène ;
• la révolution numérique: l’omniprésence des technologies numériques dans nos vies a un impact profond sur la façon dont nous communiquons, travaillons et pensons. Cela soulève des questions importantes sur la vie privée, l’éthique, la capacité à bien communiquer, l’éducation et donc sur l’avenir des relations humaines ;
• la mondialisation: l’interconnexion croissante des économies et des cultures du monde entier entraîne une série de défis et d’opportunités. Cela inclut des questions complexes telles que la régulation de la migration, la lutte contre les inégalités économiques, les changements culturels, les chocs de civilisations.
• les nouvelles biotechnologies: les progrès rapides de la biotechnologie soulèvent des questions éthiques profondes sur l’ingénierie génétique, la façon de soigner, la modification du corps humain et l’avenir de l’espèce humaine.

Il est important de noter que les ruptures anthropologiques sont des processus complexes et multidimensionnels. Elles ne se déroulent pas dans le vide, mais sont influencées par un ensemble de facteurs historiques, sociaux, culturels et politiques. Pour prendre en compte ces ruptures anthropologiques et co construire un devenir commun plus humain, juste et durable, il est important d’analyser les changements qu’elles provoquent en s’appuyant sur des approches interdisciplinaires, de recourir à un discernement interactif pour les maîtriser en n’oubliant pas la dimension éthique et politique, de s’appuyer sur les initiatives prenant en compte les réalités de terrain. Il faut souligner l’importance de la dimension démocratique pour nous impliquer dans ces processus de prise en compte de ces ruptures en tant que citoyen.

En parallèle, nos démocraties nées en Occident sont confrontées à une désoccidentalisation du monde qui s’exprime par l’affirmation de nouveaux impérialismes anti occidentaux et par l’émergence d’un « Sud global » composé de pays aux systèmes politiques allant des démocraties illibérales aux régimes dictatoriaux ; chaque Etat y adopte des stratégies opportunistes. La question est posée à l’Occident de sa capacité à défendre et promouvoir ses principes comme les droits de l’homme et du citoyen et sa démocratie libérale.

L’Occident attire toujours des migrants alors qu’il est de plus en plus rejeté. Notre valeur d’hospitalité vis-à-vis de l’étranger et notre droit d’asile se heurtent à la nécessaire régulation d’une émigration qui pallie à nos faiblesses démographiques et à notre peu d’attirance pour les travaux en première ligne. Le manque de clarté et d’efficience en matière de régulation de l’immigration alimente la montée du vote à l’extrême droite doit être approfondie (1) pour discerner les enjeux culturels, anthropologiques, sociaux-économiques, politiques ; en particulier, en France, la prééminence d’une vision racialiste d’un immigré devenu un concurrent illégitime dans un pays où l’ascenseur social s’enraye.

Au croisement des évolutions anthropologiques et civilisationnelles, la perte de foi en un avenir devenu meilleur d’une part grâce aux luttes sociales et politiques, d’autre part grâce à la promotion d’une société porteuse de foi, d’espérance et de fraternité issue de l’héritage chrétien accroît pas notre insécurité culturelle et nuit à nos capacités de coopérer pour le bien commun.

Du fait de ces ruptures anthropologiques et de la désoccidentalisation, nos démocraties libérales sont confrontées à une double exigence : faire émerger des citoyens ouverts à autrui et attentifs à ce qui l’entoure ; promouvoir des communautés de citoyens s’organisant pour gérer des intérêts réciproques. Citoyens et communautés sont appelés à interagir de façon respectueuse et responsable pour promouvoir le bien commun dans la durée. Ceci s’avère difficile vu le nombre croissant d’individus qui, faute de repères et de vision de l’avenir, ont du mal à devenir des personnes s’épanouissant dans des communautés d’appartenance leur apportant à la fois un cadre sécurisant et une ouverture constructive sur ce qui les entoure. Les collectifs sont fragilisés par un temps qui s’accélère, les fractures qui se multiplient et l’usage des nouvelles techniques comme le numérique qui envahissent la sphère individuelle et collective. Notre démocratie libérale, attaquée de toute part, est mal défendue par trop de citoyens en perte de confiance et donc d’implications civiques comme par trop d’élus qui ne sont pas à la hauteur des enjeux.

De nombreuses pistes pour régénérer notre démocratie française confrontée aux ruptures anthropologiques, aux attaques contre l’Occident et à l’exploitation des peurs par des leaders populistes  doivent être explorées du local au global, en particulier les suivantes :

• approfondir ce qui peut accompagner les transformations personnelles en matière d’éducation, de transmission, de dialogue, en particulier pour favoriser l’implication civique ;
• examiner ce qui peut favoriser les transformations collectives en matière d’élaboration de projets partagés, de recherche de prise de décision commune, de valorisation de toutes les initiatives et services, en particulier pour permettre une sociocratie adaptée à chaque situation ;
• travailler aux interactions constructives entre transformations de personnes acceptant de se remettre en question et transformations de collectifs acceptant de travailler en mobilisant toutes les énergies et créativités, en s’appuyant sur des valeurs communes, en mobilisant des moyens et méthodes (2) à la hauteur des enjeux ;
• élaborer une vision d’un devenir commun allant du local au global et nous impliquant tous.

Cette régénération de notre démocratie ne peut se faire sans redonner du sens à notre vivre ensemble (voir par exemple les principes du Pacte civique ou des Convivialistes) et sans un approfondissement de notre vision humaniste et de nos impératifs civiques. Les Français, accompagnés par des élites et des médiateurs à la hauteur des enjeux, doivent poursuivre cette démarche de renouveau dans la durée en veillant à aller du local au global, à renforcer les dynamiques européennes, à articuler l’économique, le social et l’écologique et à inscrire la co construction de leur devenir commun dans une révolution culturelle alliant ailes et racines.

 

1/ Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil, 2024

2/ Par exemple, assemblée de codécision, construction des désaccords, recherche du PGDC, etc.