« La vertu sera de plus en plus considérée comme un accessoire de la fortune, et la tendance sera d’abandonner le modèle républicain » (1).
Chronique de Bernard Ginisty du 2 avril 2025
Dans une tribune parue dans The Guardian et reprise dans le journal Le Monde, Bernie Sanders, figure de la gauche américaine et représentant l’Etat du Vermont au Sénat des Etat-Unis depuis 2007 déplore que Donald Trump tourne le dos à 250 ans d’histoire américaine : « Nous sommes à un tournant, à un moment crucial pour l’histoire de l’humanité. Nous dirigeons-nous vers un monde plus démocratique, plus juste, plus humain. Ou bien reculons-nous vers l’oligarchie, l’autoritarisme, le colonialisme et le refus du droit international. Les Américains que nous sommes ne peuvent pas rester les bras croisés pendant que Donald Trump met une croix sur des siècles d’engagement en faveur de la démocratie. Nous devons nous battre ensemble pour nos valeurs et coopérer avec celles et ceux qui les partagent dans le monde » (2).
Cette dérive de la démocratie états-unienne avait été analysée dès 2007 par l’ancien vice-président des Etats-Unis, Al Gore,dans son ouvrage traduit en français sous le titre La raison assiégée. Il montre comment la démocratie participative était déjà mise en danger sous la présidence Bush. Plusieurs causes à cela :
– D’abord l’utilisation à outrance de « la politique de la peur » par les dirigeants : « La peur est la pire ennemie de la raison.(…) Nos fondateurs ont rejeté la démocratie directe de crainte que la peur ne submerge la réflexion. Mais ils comptaient fermement sur la capacité d’une « citoyenneté bien informée » à raisonner ensemble de façon à minimiser l’impact destructeur des peurs illusoires ou exagérées. (…) Le véritable leadership consiste à inspirer la capacité de transcender la peur, alors que la démagogie vise à l’exploiter à des fins politiques» (3).
– Ensuite, l’accaparement des richesses par une oligarchie. Sur ce point, Al Gore cite ce propos d’Abraham Lincoln en 1864 à la fin de la guerre de Sécession : « Nous pouvons nous féliciter de ce que cette guerre meurtrière touche à sa fin. .Mais je vois dans l’avenir proche une crise imminente qui me fait perdre courage et trembler pour la sécurité de mon pays. En conséquence de la guerre, les entreprises ont été investies du pouvoir et une ère de corruption en haut lieu va s’en suivre, car le pouvoir d’argent de ce pays va tenter de prolonger son règne en jouant sur les préjugés des citoyens jusqu’à ce que toutes les richesses soient entre les mains de quelques uns et la République détruite. Dieu veuille que mes soupçons se révèlent infondés » (4). Plus loin, il reprend le propos d’Alexander Hamilton, premier Secrétaire du Trésor de l’histoire des Etats-Unis : « A mesure que les richesses s’accroîtront et s’accumuleront dans les mains de quelques uns, que le luxe prévaudra dans la société, la vertu sera de plus en plus considérée comme un accessoire de la fortune, et la tendance sera d’abandonner le modèle républicain » (5).
– Enfin, la confiscation des outils d’information et de débat par « l’ordre marchand ». « Nos pères fondateurs n’auraient jamais imaginé que la démocratie participative puisse changer au point que le « consentement des citoyens », la source même d’un pouvoir politique légitime dans une démocratie, devienne une marchandise » (6). Le débat d’idées était fondé sur l’écrit qui permettait « la comparaison la plus complète et la plus libre des opinions contradictoires. La sphère publique fondée sur l’écrit qui avait émergé des livres, brochures et essais de la période des Lumières a fini, en l’espace d’une génération, par nous sembler aussi obsolète que la voiture à cheval ». D’où sa conclusion : « Il se peut bien que le recul de la gymnastique nécessaire à la démocratie – le net déclin de la lecture et de l’écriture – ainsi que le matraquage de nouvelles angoisses au moyen de spots publicitaires et les remèdes de charlatans vantés comme des solutions miracles aient provoqué un désordre immunitaire de la démocratie américaine qui empêche les citoyens de réagir de façon appropriée (…) Nous réagissons démesurément à des menaces illusoires et restons passifs en face des dangers réels » (6).
Milliardaire sans grands scrupules et animateur de jeux télévisuels, Donald Trump incarne, jusqu’à la caricature, la crise de la démocratie américaine. Mais il est très important de prendre conscience que le trumpisme dépasse largement le cadre des Etat-Unis. Il se veut la tête de pont d’un mouvement international, s’appuyant notamment sur les partis d’extrême-droite du vieux continent. Les Européens doivent prendre acte de cette nouvelle situation et résister, pour reprendre le propos de Al Gore, à cet « assaut contre la raison ». Déjà, en 2018, Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques, écrivait : « S’ils ne réagissent pas, les Européens se trouveront dans la même situation que les pays de l’Est pendant la guerre froide à l’égard de l’Union soviétique : un strict lien de dépendance. Donald Trump souhaite domestiquer les Européens. Son attitude est inacceptable et attentatoire à notre souveraineté. Il est plus que temps de mettre en place une souveraineté stratégique européenne » (7).
- Propos de Alexander HAMILTON (1757-1804), premier Secrétaire du Trésor des Etats-Unis d’Amérique, à propos de sa crainte pour l’avenir de son pays.
- Bernie SANDERS : Donald Trump tourne le dos à 250 ans d’histoire américaine in journal Le Monde, 26 mars 2025, page 28.
- A GORE : La raison assiégée, éditions du Seuil, 2008, pages 31-32. Le titre original de l’ouvrage est The Assault on Reason.
- Al GORE: op. cit. pages 96-97
- Al GORE : op.cit. page 83
- Al GORE : op.cit. page 61
- Pascal BONIFACE : Relever le défi de la menace Trump in journal La Croix, 17 septembre 2018, page 26.