LE DEVOIR D’ESPÉRANCE
Yann Boissière (Desclée de Brouwer, 2024)
Dans une première partie du livre Yann Boissière s’attache à montrer que l’individu est une construction de la modernité ; chaque vision de l’être humain dépend d’une civilisation qui met en œuvre un paradigme. Ainsi, en rupture avec les mondes antiques et médiévaux, la modernité a promu aux côtés de l’état-nation une forme particulière de l’individu doté de volonté, de pouvoirs et de droits.
La figure souveraine de l’individu est abordée par l’auteur à travers trois penseurs : Descartes, Hobbes et Kant. Descartes confère à l’individu un pouvoir de l‘esprit, qui par la méthode, permet la connaissance scientifique du réel. Hobbes, lui, fonde la pensée politique moderne, par le transfert des droits naturels de l’homme au Léviathan, souverain capable de construire un art politique par la volonté humaine conduisant à la résolution des problèmes. Kant est pour l’auteur le grand théoricien de l’autonomie humaine. Une action moralement bonne ne peut être fondée que sur une motivation universelle ; l’individu agit donc par devoir et ce devoir moral est lui-même fondé sur la liberté. L’auteur évoque alors une anthropologie des modernes : l’individu trouve sa raison d’être dans la conservation (l’existence devient un droit).
Toujours selon Hobbes, la volonté est à la recherche d’une gloire de soi-même. Rousseau, lui, inscrit la volonté et la liberté dans la nature même de l’homme, au lieu de s’en remettre comme Hobbes à un Léviathan. Enfin, nous dit Lévinas, avec Kant, l’individu est constitué par la raison, appréhende l’univers entier dans la conscience de soi. Yann Boissière évoque surtout une instance de cette raison, qui est l’intelligence pratique, celle de résoudre les problèmes.
L’individu est soumis à une hyperpression : celle des limites de la planète, celle du nouvel environnement technologique, entendu ici comme « l’ensemble des réseaux, applications et systèmes permettant d’accéder à des informations et de communiquer par le biais de technologies numériques » : les géants du Web concurrencent les états, les mensonges sur les réseaux sociaux et plus récemment l’IA menaçant les démocraties. L’unité constitutive de l‘individu, qui résidait dans la puissance intégratrice de sa conscience est mise à mal par les machines qui produisent plus d’informations que ne peut en absorber le cerveau humain. Les données (data) transforment l’homme et son expérience en produit marchand, dans le cadre d’une économie de l’attention, qui recherche le temps de cerveau humain disponible en suscitant la recherche de notoriété de l’individu ; ainsi, la société se constitue par la toute puissance de la communication, ce qui n’est pour l’auteur qu’illusion. Le décervelage est en route pour ces « Narcisse en miroir », qui, branchés en permanence sur leur smartphone, peuvent vivre des pathologies, comme le syndrome d’anxiété ou la solitude sur les réseaux sociaux.
Le modèle de l’individu est alors en train de se désintégrer. L’individu, devenu vulnérable évolue dans une véritable schizophrénie : son hubris mental le conduit à voir le monde comme une ensemble de solutions, à introduire dans la société le contrôle et la surveillance, à la faveur d’une obsession de la performance ; de l’autre, il se prête à l’inconsistance, qui se traduit par une préférence accordée aux débats en politique au lieu d’avoir le courage de la décision, à manier la langue de bois. Ainsi la sidération et l’impuissance deviennent la norme de notre rapport au monde ; dans le domaine des interactions homme-machines, nous théorisons notre infériorité alors même que l’homme a une volonté, une intention, un but, une capacité à raconter une histoire (l’exemple du GPS à cet égard est édifiant ; qui ne s’est pas fait embarquer par son GPS, alors que l’homme est capable de se situer dans l’espace, de prendre des micro-décisions pour assurer son parcours dans un territoire global ?) .
Dans une deuxième partie, Yann Boissière montre que notre bipolarité (hubris mental et déconviction) se fonde sur une anthropologie spirituelle. Celle-ci aborde la question de l’homme créé. Nous recevons l’être et la vie, notre volonté n’y jouant aucun rôle. En même temps, nous sommes coupés de notre source, ce qui définit notre autonomie. Ainsi, l’homme bénéficie de son statut de créature libre et autonome, par sa coupure avec son créateur. Sa vocation au développement le conduit à la nécessité de s’orienter, de donner un sens à sa vie. L’être humain est appelé à devenir « sujet ». Cette liberté est donnée à l’homme par le langage. Le carré existentiel est constitué de quatre fondamentaux spirituels : la réception de l’être, la déliaison ouverte à l’altérité, la vocation au développement et le « devenir sujet ».
L’auteur aborde ensuite la crise spirituelle de notre temps. La pensée, dans son incapacité à s’autolimiter bloque tout simplement notre accès à la dimension spirituelle. En opposition au carré existentiel, trois éléments font écran à l’expérience spirituelle :
- la pensée comme projection : domination de l’esprit sur le réel, par l’abstraction, la divergence d’avec le divin, la science comme sagesse, l’idéalisation. Ainsi, l’emprise de l’esprit dans nos têtes n’a rien à voir avec l’intériorité. Cette domination du mental disqualifie toute approche méditative, poétique.
- L’idolâtrerie consiste à statufier toute chose y compris soi-même et à attribuer une causalité externe à tous les maux de notre société, pour mieux s’exonérer de sa propre responsabilité. Nous avons été éduqués à résoudre des milliers de problèmes. Et c’est là que l’ego érigé en système prend toute sa place.
- L’ego en action consiste à projeter ses schémas sur le monde, à s’identifier aux choses que nous saisissons par l’esprit, à ne jamais couper notre radio mentale (juger en permanence, comparer, classer, hiérarchiser les choses et les êtres et les situations). L’humilité, la compréhension, l’empathie ou la méditation ne semblent jamais une véritable option. « Il serait bon parfois de ne rien faire et de ne pas ajouter à la confusion du monde ».
La spiritualité consiste bien à se recentrer sur soi-même ; elle ne résout pas les problèmes techniques ou personnels. Mais elle résiste, elle apporte une forme de résilience : par exemple, « résoudre un problème personnel n’est pas lui apporter une solution, mais tout simplement en dissoudre l’importance ». La spiritualité engage une autre dimension que la stratégie de durer dans son existence ou de collaborer et de partager (l’éthique) : elle engage la conscience et le sens. La conscience ne fait rien, ne produit rien. Dans le Talmud, le prophète est « celui qui voit ce qui naît ». Il s’agit de rentrer en soi-même, de trouver en soi-même le point qui nous attache au monde, notre point le plus intérieur, qui nous délivre de nous-mêmes. Il est impossible de ne pas être spirituel. Mener consciemment une vie spirituelle conduit à un changement : la conscience et le consentement dissolvent la dure extériorité du monde.
L’extension du capitalisme conduit à la destruction du for intérieur. Le capitalisme numérique provoque la visibilisation de l’intimité de l’individu. La collecte des datas s’appuie sur le marché des émotions. On assiste alors à la fin de l’individu unifié, à sa désintégration. La culture générale fait place à une infinie segmentation de la communication destinée à de multiples micro-cibles. La spiritualité insiste sur nos limites humaines (nous n’avons pas accès à l’origine), mais elle suggère que ce qui limite l’homme est aussi ce qui le dépasse, à devenir plus grand qu’il n’est. Nous tuons le temps, nous comprimons le temps en société, alors que le temps psychologique long nous donne le temps de faire, le temps de vivre. La quête de sens s’est dégradée en injonction. La quête de sens est programmée comme une démarche productive, alors que « le problème du sens n’est pas de le trouver, mais de se laisser en position de le recevoir ».
Dans une troisième partie, Yann Boissière nous propose cinq respirations. Ces cinq respirations, il les réfère à des notions clé de la tradition juive.
- Nefesh (1), c’est l’individu constitué d’un corps et d’une âme. Dans la bible, Dieu nous demande de choisir la vie, en nous donnant le choix entre la vie avec le bien ou la mort avec le mal (Dt, 30, 15-19). En fait Dieu nous demande d’accepter le choix de la vie, de donner à cette option la valeur d’un choix. Ainsi, la conscience de soi a juste à vivre l’évidence, à la vivre au niveau de la conscience. La dimension intérieure apparaît dans la fête du nouvel an juif, Rosh-ha-Shana, qui est à la fois jour du jugement et jour de la création ; ainsi c’est le jour où se révèle la dimension cachée de l’homme, celle de son intériorité…
- Teshouva (2) : le mot en hébreu signifie retour, réponse. Selon les lois sur la Teshouva, l’homme peut être considéré comme à moitié coupable ou à moitié innocent. S’il fait teshouva, s’il se repent, il est scellé pour la vie, sinon, il est scellé pour la mort. Dans la fête de Kippour, Dieu donne au croyant la possibilité de tout changer. Dans la fête de Kippour, Dieu nous fait revivre le lien premier avec le Créateur ; Dieu pose la même question que celle au jardin d’Eden : « Ayeka ? Où es tu » ? Kippour signifie « couverture ». Dieu nous couvre, restaure la confiance.
- Na’assé ve-Nishma (3) : « Nous le ferons et nous l’entendrons » (réponse des israélites à Moïse lorsqu’il leur propose la Loi). Le volontarisme en matière spirituelle est un contresens. En se basant sur la Hagadah, récit établi entre 0 et 200, il n’est pas fait mention de Moïse ; il est dit que c’est Dieu qui a libéré le peuple d’Egypte et les hébreux n’auraient pas pris une part active à leur libération. Quelques jours avant l’exode, Dieu recommande aux israélites de consommer l’agneau « à la hâte », tout simplement car ils sont esclaves et doivent fuir le plus rapidement possible. L’auteur en conclut que ce n’est pas le savoir qui donne le pouvoir. La capacité à s’engager vient d’une position de confiance (que l’on retrouve dans « Nous ferons et nous entendrons »). La fête de Hanouka est consacrée à la lumière, symbolisée par le candélabre à sept branches.
- Tikkoun (4) en hébreu signifie « réparation ». Quand dans le livre de la Genèse (Gn, 29, 4-6), Jacob quitte son frère Esaü pour la ville de Haran, il interroge les bergers près du puits : « nous sommes de Haran », disent -t-ils. La littérature du midrash consiste à transformer Haran en Haron, qui signifie « colère ». Le rôle des bergers peut être interprété comme apaisant la colère de l’humanité dont ils proviennent. La colère est un des vecteurs principaux de la politique en occident. Dans le texte biblique, la colère est incarnée par Nemrod ; il construit la tour de Babel, en réponse au déluge, à travers lequel Dieu sacrifie le monde vivant (à part les élus). Nemrod introduit une civilisation technicienne avec une pensée unique (langue unique), selon l’interprétation de la tradition. Abraham, lui, s’oppose à Nemrod ; il représente la bénédiction, soit une promesse, une confiance, et l’invalidation de la colère. Déclinistes et wokistes seraient du côté de cette colère cosmologique, qui exonère l’homme de ses responsabilités. La conception biblique, elle, reconnaît l’incertitude et prône la confiance face à cette incertitude.
- Ta’am (5) veut dire en hébreu à la fois « sens » et goût ». L’auteur sollicite de multiples références, citant notamment le Maggid de Mezeric, maître hassidique : « Nous ne savons plus allumer le feu, mais nous connaissons la prière », pour montrer que les institutions modernes ne traitent pas la question du sens. Le sens ne nous appartient pas. Deux notions dans la pensée juive peuvent éclairer cette assertion : la halakkah est la marche vers le monde ; la teshouva désigne le fait de revenir vers Dieu ; c’est le retour, la réponse. L’aller est la plénitude de nos actions ; le retour, le maître secret de nos âmes. Le moment du retour est celui de l’abandon, celui du sens, qui transforme nos vies. Le sens n’est ni solution, ni résolution ; il ne concerne qu’une personne : nous-mêmes.
En conclusion, il nous faut donc « trouver la verticalité ». Quelle est la question substantielle de notre temps ? Plus personne aujourd’hui ne croit à la substance, au fait que les choses aient une substance ; la seule réalité du flux, notre allégeance au flux, constitueraient la pensée substantielle de notre temps. Notre problème devient alors notre incapacité à l’unité, à une cohérence d’ampleur collective. La question substantielle est : « Quand cesserons-nous de produire le monde … de l’exploiter selon la seule modalité de « la solution » et « du produit » ?
En dehors de l’art, face à la laideur, au mal et à la violence, la seule réponse est l’engagement personnel, le don de nos propres vies en direction du monde. De toutes les attitudes, se tenir vertical est la moins coûteuse en occupation du monde, et donc la plus digne. « Ralentir, cesser, méditer, se relier, aimer ». Se « redonner la liberté d’acquérir à nouveau notre intériorité, liberté pour nous ouvrir au partage, à la saveur du monde et au bonheur d’être ensemble », tel est le devoir d’espérance selon Yann Boissière.
Synthèse G. Guilhaume