Intervention UE D&S – Septembre 2025
La démocratie face aux défis des évolutions anthropologiques
- Boulte – 3/09/25
Je voudrais attirer votre attention sur une dimension, à mon avis, trop négligée de notre vie démocratique. À l’arrière-plan du système politique, à côté des systèmes technico-économique et social qui, tous trois, focalisent notre attention et monopolisent les débats, il y a ce que l’on peut appeler le système d’orientation ou le système culturel. Celui-ci résulte de la fédération des consciences et assure ou exprime le vouloir-vivre ensemble. C’est celui de la culture commune. On fait comme s’il allait de soi, peut-être parce que nous manquent les outils nous permettant de le connaître et d’agir sur lui. Or, nous avons trop tendance à imputer au politique ce qu’on peut appeler les dysfonctionnements du système culturel, alors que le politique n’a que peu de prise sur lui.
A la base, il y a les personnes. Or, de quels outils disposons-nous pour connaître les conditions dans lesquelles l’individu contemporain se construit, comment il acquiert les repères qui l’aideront à se situer dans l’ensemble social, pour savoir ce vers quoi il va, ce qu’il a à élaborer, ce qui s’attend de lui ? Comment cela va-t-il se faire si, pour quelque raison que ce soit, il n’a pas accès aux sources diversifiées de l’expérience humaine ? S’il n’a pas accès à un patrimoine, à un langage, à un contenu de langage, ce qui est la condition de la possibilité de faire société avec d’autres et d’accéder à un monde commun ?
Ce monde commun que nous considérons à tel point comme allant de soi que peu s’en soucient, alors qu’il est sans cesse corrodé par des idées déconstructivistes. L’insoumission, si valorisée, si généralisée, suppose qu’il y ait préalablement, un ordre à détruire ou à contester. Qu’en est-il si cet ordre n’existe pas ou plus ?
Dans une société caractérisée par son individualisme – et par l’inconsistance du monde commun – l’individu n’a d’autre recours que de trouver en lui-même ce qui le fonde. S’il n’en est pas capable, il ne pourra que tenter d’échapper à cette injonction par la recherche de la distraction ou, pire, par le recours aux moyens de sa propre destruction. Je pense, ici, aux conduites addictives. J’y reviendrai.
Dans le court laps de temps qui m’est imparti et limité que je suis parce que je participe, moi-même, à la carence commune, que je suis moi-même en incapacité d’embrasser l’ampleur d’un tel sujet, je voudrais néanmoins attirer votre attention sur les enjeux qu’il y a à s’y intéresser et susciter quelques réflexions qui vous permettront de compléter mon propos.
Intuitivement, on sent bien que notre capacité collective à répondre aux défis de notre temps dépend de l’engagement de chacun et de sa capacité de prendre sa part de responsabilité dans le champ collectif.
Or, ce champ collectif est marqué par une formidable montée en complexité, par la multiplication des variables à prendre en considération pour déterminer et tracer le chemin critique des actions à mener. La complexité s’impose à chacun et se traduit nécessairement par une élévation du niveau d’exigence qui pèse sur lui. Pour que cette exigence soit satisfaite, elle demande de la solidité personnelle. Or, la solidité de la société dépend à la fois des solidités individuelles et de la capacité des uns à compenser la fragilité ou l’incapacité des autres. Chaque fois qu’une responsabilité n’est pas assumée par les uns, elle doit, en effet, être compensée par un engagement accru des autres.
Pour être en mesure de l’assumer, d’assumer son humanité, il faut donc acquérir la capacité et la solidité nécessaires. Comment et à quelles conditions s’acquièrent-elles ? Premier champ de questions et de points d’attention. Or, comme le souligne Hugues Lagrange : « Dans le moment présent, les tensions entre les capacités invariantes et les compétences exigées de chacun sont plus fortes qu’elles ne l’étaient dans des sociétés plus petites et hiérarchiquement stables. Les adaptations au changement ne pouvant être accomplies par tous au même rythme, les pressions, autrefois limitées par des statuts socialement assignés, se manifestent de manière accrue sur des individus qui doivent assumer une autonomie où ils sont très inégalement pourvus des moyens d’y accéder. »
I
La construction de soi, qui démarre dans le champ familial, va dépendre de la capacité de ce dernier à transmettre son patrimoine de connaissances. Ainsi, chacun n’est-il pas tenu, en théorie, lors de sa venue au monde, de réinventer ce qu’Axel Honneth appelle : « les présupposés culturels, motivationnels et cognitifs, ceux qui doivent être acquis, pendant la socialisation primaire, sous le toit parental ». Reste néanmoins à s’assurer de la pertinence de ce qui est transmis par rapport au champ culturel et à l’environnement technique dans lesquels la personne est appelée à vivre. Ceci pose problème du seul fait de l’évolution des contextes, mais aussi quand la culture des parents a été acquise dans un univers différent de celui dans lequel leurs enfants vont avoir à vivre. Comme le signale notre ami Jean-Claude Sommaire : « Du fait du déracinement provoqué par leur installation en terre étrangère, les systèmes familiaux traditionnels de ces migrants sont violemment bousculés par notre modernité occidentale. Il en résulte souvent une perte d’autorité des parents sur leurs enfants. »
Le jeune doit s’approprier ce patrimoine, le faire sien, et, en même temps, aller à la découverte de l’autre que soi-même, de l’autre en tant qu’autre et non de l’autre comme identique à soi. Alors qu’il y a là un véritable enjeu, la propension est grande de tenter d’échapper à cette injonction et de préférer s’en distraire par mimétisme. Aller rejoindre ceux qui vous ressemblent pour éviter d’avoir à se confronter avec la question de sa propre identité.
Cette échappatoire est une option qui s’est de plus en plus ouverte avec l’apparition des réseaux sociaux qui favorisent l’adoption de comportements mimétiques, où ceux qui y participent renoncent, d’une certaine façon, à l’exercice de leur jugement et de leur conscience personnelle. Bernard Perret le souligne dans un remarquable article sur le mimétisme comme déviance de la création de soi. Il dit : « Susciter l’imitation des comportements d’autrui permet de fusionner les égos individuels et de créer une « communauté contagieuse », un collectif organique, indifférencié, violent et potentiellement guerrier ». Les jeunes, plus que d’autres, sont d’autant plus incités à y participer que ne pas le faire risquerait de les exclure du groupe et du confort, illusoire, qu’il procure. En réaction à cette tendance, la nouvelle coalition gouvernementale allemande a mis dans son programme : « Nous obligerons les opérateurs de plateformes et les fournisseurs à mettre en œuvre efficacement la protection numérique des enfants et des jeunes. Nous préconisons la vérification obligatoire de l’âge et des réglages de sécurité adaptés aux enfants et aux adolescents sur les appareils numériques et les services numériques. »
II
Ceux qui n’ont pas les moyens de rejoindre les mêmes et de se distraire, ainsi, de l’enjeu de leur propre construction peuvent être tentés de renoncer à celle-ci et d’entrer dans la spirale de l’auto-destruction. C’est toute la question des conduites addictives (plus d’un million de personnes ayant touché à la cocaïne, en France en 2024) et des relations toxiques qui ne font qu’encourager cette tendance. Même si, dans ces relations, comme le souligne Hugues Lagrange : « On se côtoie sans se voir dans la jouissance comme dans l’infortune, les échanges autour du produit s’accommodent d’une non-réciprocité affective… »
III
La voie de la distraction de soi est en compétition avec celle de l’acquisition des savoirs et des compétences nécessaires à l’exercice d’un rôle social. Parce que le rôle social, hors de la famille, permet de s’arracher aux cercles étroits de la parenté, il ouvre la perspective de participer à la responsabilité commune, sous la forme, notamment, du rôle professionnel. Celui-ci va procurer à la personne le sentiment d’être incorporée à la société, de pouvoir y être identifiée. Il confère à l’existence individuelle une sorte d’assise sociale.
À condition qu’y soit respecté le droit du travail et pratiquées les règles de la coopération, l’appartenance à un collectif de travail est l’occasion de faire l’apprentissage d’un monde commun, des us et coutumes à observer et, surtout, de se doter d’un projet extérieur à soi. C’est tout l’enjeu de l’emploi qui, réglé socialement, a, je cite encore Axel Honneth : « y compris lorsque les conditions de travail se révèlent les plus déplorables, (toujours) un avantage sur le chômage ».
Mais, parce qu’il est marqué d’incertitude quant à sa pérennité, l’exercice d’un rôle social, – au premier chef, d’un rôle professionnel -, ne peut garantir à la personne la permanence des assises de son être. Comment alors les atteindre ? Comment en parler ? Peut-on avancer qu’elles se découvrent par l’expérience que quelque chose a tenu quand ont disparu les assurances de la vie ordinaire ? Pour ma part, j’ai trouvé une formulation de cette découverte et une vérification de cette expérience dans le texte d’un dissident yougoslave sur « l’expérience mystique de la perte de liberté », que j’ai mis en annexe de mon livre sur « se construire soi-même pour mieux vivre ensemble ».
Reste qu’Il ne me semble pas qu’on puisse en parler de façon générale, ni faire la théorie de ce qu’on appelle l’individuation. Il s’agit de quelque chose qui relève d’une expérience personnelle… Tout au plus, peut-on avancer que le besoin de solidité intérieure est largement partagé, sinon clairement objectivé. Il est à la base de la quête religieuse. Encore faut-il que celle-ci dépasse les seules formes ritualisées du sursaut de religiosité actuelle, dont Hugues Lagrange doute qu’elles puissent apaiser les besoins de consolation qui s’expriment.
Il est, à cet égard, important que les religions, elles aussi, orientent davantage leur attention vers ce que requièrent les individus qui ont à se construire à travers leurs expériences concrètes.
A prendre connaissance de celles qu’ont relatées les uns ou les autres, il semble qu’on y retrouve certaines constantes. L’existence, d’abord, d’un événement, quelque chose qui vous arrive, à propos duquel on ne dispose pas immédiatement de clés d’interprétation. Quelque chose qui vous interroge, qui vous incite à sortir de vous-même ou de ce que l’on connaît de soi. D’où, en passant, l’importance qu’il y a à faire advenir de l’événement, à procurer de l’événement, notamment pour permettre aux plus jeunes, d’accumuler de l’expérience et de l’expérience de soi. Celle-ci ne contribue à la construction de la personne, que si elle est l’objet d’une attention, d’une appropriation personnelle.
Attention qui requiert du recueillement, de la méditation, de l’intériorité, de la mise à l’abri des influences extérieures qui risquent de vous distraire de cette occasion d’une prise de conscience de soi. Elle est l’occasion de faire l’expérience de sa propre existence, de découvrir ses points de solidité : qu’est-ce qui fait qu’en dépit de tout, quelque chose tient ? -, d’en induire celle de l’autre différent de soi. Elle met en quête d’autres expériences similaires pour soi, qui consolideront la première et permettront petit à petit de constituer son humanité. Une telle démarche est éventuellement encouragée par la présence d’un témoin qui saura, tout en restant extérieur à l’expérience du sujet, lui permettre de valider sa réalité, de lui assurer qu’il n’est pas dans le fantasme.
En résumé de l’ensemble de ce propos, je plaide :
Premièrement, pour que se diffuse dans la culture commune, une intelligence de la construction de soi des personnes dans nos sociétés, de ce qu’elle requiert, avec une attention particulière envers ceux pour lesquels il s’agit d’un enjeu vital.
Ensuite, pour que soient dépassées nos résistances à porter notre attention aux personnes dans leur individualité et que soit évité, par nos choix, nos préférences et nos prises de position collectives, tout ce qui pourrait contribuer à les fragiliser.
Enfin, pour que nous surmontions notre propension aux généralités, aux jugements péremptoires sur des sujets que nous maîtrisons mal, finalement, notre propension à vouloir à tout prix ramener dans le champ du politique le souci dont il est fait état ici, alors qu’il n’en relève pas.
S’agissant d’un aspect des choses qui concerne toutes les dimensions de la personne, y compris les plus intérieures, nous hésitons à l’envisager. Notre culture commune, bridée par certains tabous, ne nous y engage pas. Peut-être, aussi, est-ce parce que nous sommes conscients de notre propre fragilité et que nous redoutons d’avoir à nous confronter à celle-ci. Nous pensons qu’il s’agit là d’une question à traiter par des institutions spécifiques et qu’il nous est plus facile de critiquer celles-ci que d’assumer la part qui nous incombe.
Et, pourtant, il s’agit d’une tâche essentielle dont dépend notre avenir à tous.
Démocratie & Spiritualité …une instance commune de réflexion invitant à l’action.