Patrick Boulte – 5 octobre 2025
L’expérience concrète, un outil de la construction de soi
Il est bien illusoire de penser pouvoir aider tout un chacun à réaliser le but de sa vie. Celui-ci consiste à occuper sa place dans la communauté des vivants et à réaliser ce qui est attendu de lui. Les voies sont trop diverses. Les ressources pour y parvenir aussi. Et, pourtant, n’est-il pas indispensable de rappeler cet enjeu dans le paysage souvent aussi foisonnant que dispersé de nos préoccupations ?
Peut-on prétendre, à partir des bribes de son expérience personnelle, fournir quelques indications sur le processus de construction de son être que chacun pourrait être susceptible de reconnaître et de faire siennes.
Il me semble essentiel de se mettre d’abord en état d’attention, ce qui va à rebours de notre tendance à sous-estimer le contenu de ce qui nous arrive, de la situation qui est la nôtre. Nous avons une propension à commencer par le juger, par l’évaluer, en fonction de ce qu’il pourrait être, de ce qui arrive à d’autres que nous. Ne conviendrait-il pas d’autonomiser notre jugement ? De considérer la réalité telle qu’elle est, en admettant que l’expérience que nous avons acquise, que les modèles que nous avons en tête ne nous fournissent, dans le moment même, aucune indication sur le mode de conduite à tenir. Pensons au cas extrême de la personne devenant subitement tétraplégique après un accident. Elle se trouve subitement dans une situation impensable et insensée. Elle ne peut se raccrocher qu’à une hypothétique foi enracinée en la vie, une vie qu’elle ne peut imaginer et que personne ne peut imaginer à sa place.
Sauf à parcourir un chemin nous permettant, sans nous poser de question, d’aller de distraction en distraction, nous sommes, pour la plupart, conduits à buter sur l’événement, par définition imprévu, ou plutôt, non commun ; ce qui nous oblige à inventer une réponse, nous amène à faire appel à nos propres ressources pour y faire face. Le premier effet de l’événement est de nous sortir de nos schémas habituels, de la répétition, de l’imitation, de nous interroger, de forcer notre attention. Il nous confronte à quelque chose de nouveau, d’inaccoutumé, qui échappe à notre quotidienneté, au registre de nos réponses habituelles et nous oblige à en inventer de nouvelles, nous renvoyant parfois, le temps de les élaborer, à une mise en retrait – à l’instar du Christ des Évangiles qui sentait épisodiquement le besoin de se retirer à l’écart -, à une exploration de notre propre bibliothèque mémorielle, pour essayer éventuellement de trouver une réponse nous permettant de réagir à la situation nouvelle. A défaut de la trouver, il nous faut l’imaginer, l’inventer à partir de ce qui est, en soi-même, de moins contingent, voire, tout simplement, la recevoir. Quoiqu’il en soit, l’événement nous demande d’assumer notre propre vie.
Une vie à vivre, une histoire à écrire qui, selon un schéma que l’on peut retrouver dans la Bible, conduira par une errance imprévisible à un établissement, d’une situation de fragilité à une consolidation, de l’ignorance de ce qui arrive à une reconnaissance de ce qui est arrivé, à la découverte rétrospective d’un sens. Cela aura passé par un essai de se relier à ce qui a été expérimenté par d’autres avant soi, par l’engrangement d’expériences, par l’alimentation de son imaginaire par des lectures, les rencontres que nous pouvons faire, les occasions de nous former, voire, éventuellement, par des recours à des identités d’emprunt, avant de nous confronter plus ou moins douloureusement à notre propre singularité, en tentant de nous autonomiser pour coïncider avec l’image que nous voulons donner ou que nous nous faisons de nous-même. Peu à peu, viendra l’accès à son identité propre, qui ne sera connue que par vision rétrospective. Il faudra l’admettre, sortir d’une vision fantasmatique de soi et se résigner, enfin, à être soi.
Impossible de répertorier les expériences qu’un individu va avoir possiblement à faire au cours de son existence et qui viendront jalonner son chemin.
Peut-être devra-t-il commencer par se confronter à ses propres carences, à ses propres empêchements, tenant, soit à ses caractéristiques personnelles lui interdisant d’accomplir certains des gestes ordinaires de la vie, soit à des circonstances sociales sur lesquelles il n’a pas de prise, que ce soit en termes d’accès à la formation, de possibilités d’emploi et donc d’occasions de réalisation de soi, de mobilité, de participation à la vie sociale, … ? (cf. à ce sujet, l’étude « Promouvoir l’égalité des chances : Comment assurer des règles du jeu plus équitables dans les pays de l’OCDE » – Septembre 2025). Il lui faudra alors résister à la tendance à rester figé sur ses propres déficiences, ses handicaps, sa propension à en rester là, à en faire son seul indépassable horizon.
Peut-être aura-t-il à faire l’expérience de l’échec et d’avoir, à chaque fois, à trouver un autre niveau d’assise de son être, pour finir par s’apercevoir, après coup, que quelque chose, quelque part, a tenu, à s’en étonner et à se demander pourquoi ? Peut-être en viendra-t-il ainsi à accéder à une compréhension nouvelle, à un autre niveau de compréhension des choses, de la réalité ?
Peut-être lui arrivera-t-il de pouvoir s’appuyer sur la solidité d’un tiers, de croiser une personne construite et de s’inspirer d’éléments de son histoire ? Quelqu’un qui, parce qu’il pressent qui vous êtes au tréfonds de vous-même, saura, parfois sans s’en rendre compte, vous remettre sur le chemin de votre identité profonde. Mais, plus on se sait fragile, plus, toutefois, convient-il d’engager ses relations avec prudence et prendre garde au risque qu’il y aurait, qu’à côtoyer l’interlocuteur de trop près, il ne vous communique que sa propre fragilité. Même l’absence ou la perte d’un appui humain, qui vous confronte à votre propre solitude, peut aussi induire la prise de conscience, ou au moins l’intuition, que celle-ci est, néanmoins, habitée par une présence.
Peut-être …
Quoiqu’il en soit, songeons que ce qui est en cause, c’est la construction par chacun de son être ; il y a là un enjeu non seulement personnel, mais collectif. La capacité de la société à faire face aux défis de notre temps, sa maturité, en dépendent. Chaque rencontre que nous faisons peut contribuer, soit à la favoriser, soit à y faire obstacle. Notre responsabilité propre est en jeu.
Démocratie & Spiritualité …une instance commune de réflexion invitant à l’action.