Chantons dans la rue …
A écouter les rumeurs qui montent du brouhaha du monde, nous aurions besoin de plus d’attention, d’écoute, de fraternité – on peut même suivre des cours d’empathie…
Un matin, je croise sur le trottoir une jeune fille venue d’un autre continent – elle chantonne doucement.
Est-elle seulement consciente que notre pays va mal, que les guerres en cours rendent l’avenir incertain, que le réchauffement climatique nous tuera sans doute ?
Certainement. Difficile de passer à côté.
De manière inattendue, elle a éveillé en moi des sentiments enfouis depuis longtemps, le souvenir que chanter rend heureux et crée des liens, elle m’a sortie de mon univers morose – un instant éphémère a pris une place importante dans ma journée.
Est-elle heureuse pour chantonner ainsi ? Peut-être a-t-elle confiance en tout ce qu’il y a d’humain en tout homme comme l’écrit le Jésuite Joseph Moingt (dans » L’homme qui venait de Dieu », p. 51-52) et que l’homme sera capable de surmonter la soif de pouvoir, le désir de destruction, le mépris de l’autre pour accueillir, aider et construire un autre avenir. Être altruiste en somme – est-ce réaliste face à notre environnement trépidant, changeant, souvent violent dont les repères ont en grande partie disparus ? Et si l’altruiste était simplement un égoïste ayant besoin du bien-être d’autrui pour être heureux ?
Je n’ai pas envie de m’attarder sur ces considérations négatives mais de profiter de cet instant heureux, de me rappeler que tout est dans le regard que nous portons sur les autres. Bien sûr, la vie nous force plus ou moins de nous protéger, de cacher notre humanité pour ne pas nous laisser atteindre, pour résister aux pressions. Mais la peur du chemin inconnu peut nous priver de la joie d’une vraie rencontre. Oser une parole ? Cela peut s’avérer dangereux, la parole peut détruire, ridiculiser mais aussi entraîner au loin. C’est le risque évidemment.
Reste la lecture. Dans un petit livre collectif « Nos villes, d’un cœur brûlant », Christian Herwartz sj nous enjoint à quitter nos zones de confort, partir avec des chaussures légères, marcher pacifiquement et aller à la rencontre d’êtres humains respectables et fragiles, les reconnaître comme frères. L’espace urbain, la place du village comme levier pour ouvrir notre espace intérieur, l’élargir, se laisser dépouiller. L’extérieur, la ville, le village comme école de vie, de sagesse et de foi, un lieu de respiration, spirituel en somme. Ceci dit, une chose n’est pas matérielle ou spirituelle en soi, mais le devient selon la relation entretenue avec elle, par le regard porté sur elle.(1)
La rue peut nous inciter à devenir contemplatifs pour y rejoindre l’autre vraiment, pas seulement en esprit, vivre dans l’instant, dans une attention inhabituelle au présent. Vivre la rue comme un livre ouvert à la recherche de liberté et d’unification intérieures, c’est un appel à plus de vie. On constate alors que l’autre, peut-être aussi le Tout Autre, viennent à nous quand ils trouvent chez nous une porte ouverte. Voir et se laisser voir, se rendre attentif au travail de l’Esprit à l’œuvre en tout lieu et en toute personne, s’engager contre les injustices, lutter pour les opprimés, accueillir l’étranger, visiter le malade et le prisonnier.
Vivre la rue comme un lieu de cheminement, de passage comme le sont nos vies. Être pèlerin, entrer dans la liberté de la rencontre, vivre une solidarité prioritaire, attentif à tout ce qui peut advenir : une rencontre, un objet, un phénomène naturel. C’est renoncer à nos représentations intérieures et s’ouvrir au mystère de l’autre, à plus grand que soi – appelez le comme vous voulez, la transcendance, la spiritualité, et cela au quotidien.
Chemin faisant, la vie se révèle avec ses exclusions et ses communautés fraternelles. La rue ressemble au récit d’Emmaüs, ce n’est pas un lieu de prédication mais un lieu de perception et d’expérience où l’on regarde l’autre avec bienveillance. Il faut garder en mémoire cette manière de voir la réalité, la regarder sous un angle neuf sans retomber dans la routine, sans prosélytisme ni curiosité mais avec humilité et ouverture. Donner ainsi une visibilité à la fraternité peut faire émerger une société plus solidaire et plus juste avec l’être humain au centre (2) et donner sens à ce monde que nous habitons, le vivre comme une promesse.
La fraternité peut ainsi consolider le théologico-politique dont les sociétés, même sécularisées, ont besoin, dit Jean-Baptiste de Foucauld. La fraternité, avec sa dimension horizontale et verticale, immanente et transcendante, peut constituer ce liant qui nous manque tant aujourd’hui. Encore faut-il y croire et s’en donner la peine.
Ces quelques notes de musique sans paroles du matin ont réussi à apaiser mes craintes et m’incitent à mieux aimer le monde des vivants. C’était juste un échange de regards, un instant éphémère, joyeux. Il a ravivé ma confiance en la possibilité d’une libre relation à l’autre, quand on est autonome, solidaire et responsable ; attentif aux problèmes affectifs et ceux posés par l’autorité ; capable de maîtriser son agressivité naturelle et d’objectiver, d’être à l’écoute de la parole de l’autre. Être fraternel.
La jeune fille ignore-t-elle le mot fraternité ? Je ne lui ai pas demandé, pour moi elle fait confiance à la vie en chantant doucement. Dans la rue. C’est humain. Simple et inspirant. Une spiritualité – une force, quelque chose de plus grand que nous-mêmes – la confiance dans notre capacité à surmonter les problèmes en discernant, à être ouverts à ce qui arrive au milieu du désordre et développer ce que les Facultés Loyola appellent « une éthique de l’identité » sans perdre de vue pour autant nos héritages respectifs. « Aime et fais ce que tu veux » écrit Saint Augustin ; sous cette apparente légèreté, l’exigence, le prix de la liberté qui nous pousse à nous engager, pour apaiser les tensions, faire tomber les cloisons.
Le nouvel humanisme passe aussi par la rue – pourquoi pas en chantonnant ?
Monika Wonneberger-Sander, Septembre 2025
1/ Jean-Baptiste de Foucauld
Démocratie & Spiritualité …une instance commune de réflexion invitant à l’action.