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5L187 : Universalisme et pluriversalisme : intérêts et limites de deux approches

Libre propos de Jean-Claude Devèze

Universalisme et pluriversalisme : intérêts et limites de deux approches

De nombreux débats sont en cours en France sur notre approche de l’universalisme à un moment où certains souhaitent renforcer notre identité française et d’autres contribuer à ouvrir la France sur une mondialité plurielle. Ces derniers rejoignent souvent ceux qui pensent qu’« un monde pluriversel serait mieux à même de trouver une solution face à la crise générée par le modèle occidental »(1).

Pour éclairer ces débats, il est important de préciser les notions d’universalisme et de pluriversalisme

Proposons une triple définition de l’universalisme, une notion ancienne :

–   doctrine qui comprend la réalité comme un tout, un entier englobant tous les individus (2) ;

–   principe selon lequel une croyance, une opinion, une idée, une culture ont une vocation universelle ;

–   en théologie chrétienne, doctrine qui affirme que Dieu a voulu le salut de tous les hommes.

Inspiré par des chercheurs travaillant sur le décolonial ou le genre ou la fin du tropisme occidentalo-centré, le pluriversalisme est une notion plus récente  qui se cherche encore, d’où deux définitions :

  • concept qui tente de dépasser l’opposition entre relativisme et universalisme pour penser un universel qui reconnaît l’existence de la pluralité (3);
  • processus d’enrichissement mutuel entre cultures ayant toutes droit au même respect.

Le pluriversalisme permet de remettre en cause une vision occidentocentrée ou européanocentrée : l’Occident et l’Europe comme porteurs d’un universalisme qui devrait s’étendre au monde entier. Cette nouvelle notion conduit à rappeler l’importance des singularités de chaque personne comme de chaque culture ; ainsi, les peuples premiers et les communautés indigènes ont édifié par le passé des modèles alternatifs de civilisation qui nous rappellent des éléments essentiels de la vie en société comme la communion avec la nature, l’importance d’une prise de décision en communauté, le respect des anciens. Le pluriversalisme, notion permettant de critiquer un modèle occidental à bout de souffle, pousserait à inventer des modèles démocratiques, écologiques, économiques, sociaux alternatifs. Reste à démontrer qu’un monde décolonisé  pluriversel, « habité par une multiplicité de projets éthico-politiques », peut faire face aux défis mondiaux actuels qui requièrent la convergence des efforts de toute l’humanité.

Les deux notions peuvent se retrouver dans un universalisme qui est qualifié différemment (4) selon qu’on est humaniste, altermondialiste, etc. Cette position est revendiquée par tous ceux qui proposent une approche refusant toute division entre les êtres humains, les plaçant sur un même pied d’égalité, en droit et en dignité, partout et toujours. L’ensemble des différences qui existent entre les êtres et les groupes humains peuvent participer de leur universalité ; ceci requiert de s’unir au-delà de nos différences (5) pour promouvoir un « pluralisme ordonné ».

Mireille Delmas-Marty, dans son petit livre Une boussole des possibles, gouvernance mondiale et humanismes juridiques (6), rappelle la déclaration de l’Unesco de 2001 qui proclame la diversité culturelle « patrimoine commun de l’humanité ». Elle croit en un « pluralisme ordonné », « c’est à dire un pluralisme qui rapproche les différences sans les supprimer, harmonise la diversité sans la détruire et pluralise l’universel sans le remplacer par le relatif : pour qu’il y ait du commun, il faut qu’il reste des différences, mais qu’elles soient compatibles ».  Elle note que les valeurs éthiques ne sont pas d’emblée universelles, mais peuvent devenir ‘universalisables’ à condition que le droit international entre en vigueur au croisement des cultures et des savoirs (par exemple, avec le droit international des droits de l’homme, les biens publics mondiaux ou les biens communs mondiaux). Dans sa conclusion, elle plaide pour « réactiver l’humanisme de la relation des sociétés traditionnelles (principes de fraternité et d’hospitalité) sans renoncer à celui de l’émancipation venu des Lumières (égalité et dignité) », pour accueillir aussi « l’humanisme des interdépendances, né des écosystèmes (solidarité sociale et écologique), enfin pour promouvoir « l’humanisme de la non-détermination préservant le mystère de l’humain (responsabilité et créativité) ».

Le débat en cours sur ces deux notions doit aider à clarifier l’importance de la dimension culturelle pour repenser l’universalisme à une époque de multiples tensions identitaires et idéologiques (7), mais surtout à ne pas sous-estimer la dimension spirituelle (le pluriversalisme fait surtout référence à la cosmogonie des peuples premiers).

Pour nos « cultures en travail », s’inscrire dans une perspective de civilisations fournissant des repères et des références est nécessaire (8) à la prise en compte d’une humanité interdépendante et diverse en recherche d’un vivre ensemble universel (9) et pluriversel. Une utopie créatrice serait de promouvoir une civilisation universelle qui serait issue du dialogue de cultures différentes (10), avec le but d’apprendre des autres en se confrontant au pluralisme de la réalité. Cette civilisation planétaire et plurielle (11) serait porteuse d’un universalisme pluriversel qui reposerait sur une culture de la rencontre et du dialogue qui respecterait nos diversités et multiplierait nos actes solidaires.

Mobiliser la dimension spirituelle est fondamental pour approfondir la rencontre entre des systèmes de valeurs porteurs de sens plus ou moins différents. Ceci pose la question du lien entre cultures et spiritualités (12) et donc de la richesse des interactions entre des cultures vivantes en quête d’incarnation et entre des spiritualités vécues en recherche de l’essentiel (13).

Reste la dimension politique du débat sur la façon de promouvoir un universel pluriel. Ceci oblige à prendre en compte l’entité où doit se prendre la décision du local au mondial. La nouveauté est que les interdépendances mondiales pèsent de plus en plus dans les problèmes à traiter ; par contre, la décision démocratique, après délibération, reste plus aisée à mettre en œuvre au plan local. Avec internet et avec l’éducation, il sera de plus en plus possible de trouver des processus démocratiques adaptés à chaque échelle pertinente où la décision doit être prise et de prendre en compte la diversité des opinions pour converger vers un univers et un devenir communs. L’expérience européenne montre combien est difficile cette convergence, d’où l’importance de progresser sans cesse dans le cadre de l’UE si on veut arriver ensuite à une gouvernance mondiale des problèmes planétaires. Peut-on y arriver sans l’aide de cultures et spiritualités nous éclairant sur les interactions entre aspiration au bien commun et attention aux autres différents ?

 

1- Citation de l’anthropologue Arturo Escobar reprise par Philippe Colin, historien des pensées critiques en Amérique latine.

2-Belinda Cannone lie l’universalisme à un système de valeurs qui postule à la fois l’éminence du sujet singulier (libéré des déterminations de la communauté de naissance) et son appartenance à l’humanité, ce qui implique un certain nombre de valeurs. Il reste alors à discuter comment les valeurs se transmettent si on a rejeté la communauté de naissance !

3- Par exemple, les femmes occidentales ne sauraient imposer leur conception de la libération aux femmes du monde musulman », et donc pas aux musulmanes de France.

4- Pluriel ? Interculturel ? Alterculturel ? Transculturel ? Métaculturel ? Métaversel ? Ce dernier mot renvoie à la notion de métavers, d’un méta-univers, d’un au-delà de l’univers. Le métaversel est une approche prisée par ceux qui souhaitent se mouvoir dans un monde virtuel.

5- Le dominicain Bernard Bourdin propose le terme d' »uni-diversité ». Cela nous renvoie à ce qui nous unifie personnellement et collectivement et à ce qui enrichit la personne et la société de notre diversité. Une façon d’avancer est de promouvoir les interactions constructives entre transformation personnelle et transformation collective.

6- Editions Collège de France, 2020.

7-Parmi celles-ci, notons l’idéologie de la déconstruction dont le wokisme est une des composantes ; il ne faut pas oublier que la civilisation occidentale a été porteuse de visions constructives s’inscrivant dans la durée :  la fin de l’esclavage, l’émancipation des femmes, des politiques sociales, la liberté de conscience et d’expression, etc.

8- Olivier Hanne dans son dernier livre Europe et Islam ; il y propose une vision de l’universalisme dans ces deux civilisations : « L’universalisme européen croit que ses principes individuels et séculiers sont partout applicables puisque neutres. (…). L’universalisme islamique affirme que tout homme est musulman par création et qu’il doit rejoindre sa source».

9- Dans le Second manifeste convivialiste (Actes Sud, 2020), pour maîtriser nos démesures, il est proposé cinq principes : commune humanité, commune socialité, commune naturalité, légitime individuation, opposition créatrice. Alain Caillé voit dans le convivialisme une forme d’universalisme, un universel possible et souhaitable ; la difficulté est alors qu’il n’apparaisse pas comme occidental, avec ses droits de l’homme, son idéal démocratique, sa prétention à détenir la vérité…

10-Cela permettrait de valoriser ce qu’il y a d’essentiel en commun et d’éviter les violences issues des incompréhensions comme des différences d’approche et de sensibilité.

11-Pour Raimon Panikkar, penseur de l’interculturel et de l’interreligieux,  le pluralisme, c’est « le fait de trouver – et nous avons là un point de contact entre théorie et praxis – un terrain de coexistence entre des visions irréductibles et entre des praxis qui s’avèrent incompatibles ». Concrètement, ce contact repose sur une dynamique de la réciprocité dans un dialogue intime partant de la réalité.

12- Dont les spiritualités religieuses.

13- Jean-Claude Devèze, Vers une civilisation monde alliant culture, spiritualité et politique, Chroniques sociales, 2020.

A propos Régis Moreira

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