À l’écoute des jeunes
Un fort désir de démocratie et un vrai regain de spiritualité
Introduction
Conscients que notre association est principalement composée de personnes de plus de 60 ans et que les jeunes générations sont traversées par une grande diversité de trajectoires et de situations, nous étions quelques-uns, en janvier 2023, à évoquer la nécessité pour Démocratie & Spiritualité de nouer un dialogue avec elles. Il s’agissait de se mettre à l’écoute des jeunes qui seront et feront le monde de demain, en adoptant une posture d’écoute et de respect, sans jugement. Nous espérions ainsi pouvoir déjouer des préjugés souvent tenaces et un apparent clivage générationnel.
Ainsi est née l’idée d’une enquête par interviews semi-directifs, initiée au sein de Démocratie & spiritualité en 2023, dont l’objectif était d’aborder avec les jeunes les thématiques traitées au sein de notre association. Prônant le dialogue et la solidarité intergénérationnelle -une préoccupation ancienne et constante à D&S- nous y voyions un moyen de questionner nos propres engagements afin de mieux faire face aux défis immenses qui nous menacent.
La méthode
Le groupe de travail
Pour lancer cette démarche, un groupe de huit personnes s’est peu à peu constitué au sein des adhérents de D&S, hommes et femmes, en activité professionnelle ou retraités, d’âge, de formation et d’engagements variés. Le groupe s’est réuni six fois pendant la période des interviews, entre août 2023 et décembre 2024.
Notre échantillon : quelques chiffres
Nous avons réalisé 24 interviews pendant cette période, le plus souvent en binôme et en présentiel. Les jeunes rencontrés, majoritairement Franciliens, ont entre 17 et 35 ans (hommes et femmes à part égale). Les deux tiers ont moins de 30 ans et aucun n’a d’enfant à la date de l’interview. Deux ont immigré il y a 5 ou 6 ans, l’un d’Afghanistan dans des conditions très difficiles, le second de Tunisie. Cinq ont des parents immigrés d’Afrique du Nord ou d’Afrique Noire et vivent dans des familles nombreuses. Issus de milieux sociaux divers, milieu populaire, classe moyenne ou plus aisée bénéficiant d’un bagage culturel privilégié, les jeunes adultes que nous avons interviewés sont tous titulaires au moins du baccalauréat (général ou professionnel), certains étant très diplômés. La majorité revendique une appartenance religieuse : 8 chrétiens, 6 musulmans, 2 « bouddhistes », 1 juif, 1 bahaï. Quelques-uns mentionnent qu’ils sont athées, agnostiques ou sans affiliation particulière, d’autres n’évoquent pas cette dimension. Tous sont conscients des réalités politiques et sociales d’aujourd’hui. Dix d’entre eux sont engagés dans des associations à caractère social et/ou religieux, ou pour l’écologie. L’une est engagée dans la promotion de l’entente intergénérationnelle au sein des entreprises, une autre en politique au niveau local.
Nous avons ajouté à ce panel les 4 témoignages de jeunes extraits du livre Dialoguer avec la Terre[1], auquel trois personnes du groupe ont collaboré. Recueillis entre 2021 et 2023, il s’agit d’écrits spontanés, très personnels, sans questionnaire préalable, sur leur parcours et leur rapport à l’environnement.
La taille de notre échantillon, son implantation en Ile de France (à une exception près) présentent une jeunesse urbaine salariée, scolaire ou étudiante, laissant de côté de nombreuses catégories de jeunes.
Les jeunesses rurales, plus populaires, souvent actives, attachées à leur ancrage local et confrontées à la question de la mobilité qui limite leurs choix, celles des « quartiers », diverses elles aussi, qui cumulent souvent les désavantages (économiques, sociaux, scolaires) et sont de plus, en première ligne face au dérèglement climatique mais sont porteuses de valeurs de solidarité et d’entraide, les jeunes dans la mouvance du consumérisme et du pouvoir qui reproduisent des comportements et choix obsolètes. Il y a aussi des jeunes occupant des emplois temporaires (essentiellement des contrats à durée déterminée) qui sont le plus massivement concernés par le chômage[2] et des étudiants qui connaissent la pauvreté et parfois l’isolement.
Au milieu de toutes ces catégories, il y a un entre deux, beaucoup plus nuancé qui concerne beaucoup de jeunes et que notre petit échantillon représente sans doute.
Représentativité de notre échantillon
Nous l’avons principalement composé de personnes proposées par les membres du groupe, rencontrées de proche en proche par l’intermédiaire d’associations connues ou amies, d’où une certaine capillarité d’engagement entre les personnes enquêtrices et les personnes interviewées, ce qui ne veut pas dire que les opinions soient les mêmes. Il est arrivé aussi que les rencontres se soient déroulées de manière parfaitement fortuite, avec des voisins de table dans un restaurant par exemple. D’un autre point de vue, on peut donc dire que notre échantillon s’est fait de manière aléatoire au fur et à mesure de nos rencontres et, de fait, il est varié sur le plan des origines sociales, probablement un peu moins sur le plan des opinions et encore moins sur le plan du lieu de résidence puisque, à une exception près, « nos » jeunes ont été interviewés alors qu’ils résidaient en région parisienne, dans les centres-villes comme dans les quartiers populaires.
Sur le plan politique, comme on pouvait s’y attendre, comparativement à ce que nous disent les résultats des différentes élections, notre échantillon n’est pas représentatif de la droitisation des votes des Français, et la préoccupation écologique y est plus présente.
Enfin, nous sommes partis de l’hypothèse donnée par un proverbe arabe et citée par l’historien Marc Bloch[3] : « Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères ». Et, en effet, il y a des traits caractéristiques d’une classe d’âge qui sont aussi forts que le sont les origines sociales. Les paroles que nous avons recueillies sont celles de leur génération.
Le concept de génération
Nous avons employé le terme de génération par commodité et nous reprenons ici la définition et les nuances introduites par l’une de nos interviewés : « La génération est un concept sociologique : une cohorte d’âges qui serait façonnée par son époque et évoluerait ; les générations seraient différentes les unes des autres dans le rapport aux autres, au temps, à soi, au travail. » Elle nous explique que c’est un concept pratique qui rassemble les caractéristiques liées au monde dans lequel on a grandi les 20 premières années de sa vie mais qu’il présente l’inconvénient d’effacer les différences au sein d’une même cohorte d’âges. Selon elle, les jeunes sont une sorte de loupe sur l’époque et des éponges au contexte ambiant et à l’actualité. En outre, ils présentent une certaine homogénéité internationale liée au digital[4] et ils ont été profondément affectés, au niveau mondial, par la crise sanitaire et les périodes de confinement, « Tout est global », dit-elle encore.
Notre étude couvre la génération Y, née entre 1980 et 1995 et la génération Z, née entre 1996 et 2010. La génération Y, celle des « millennials », est la première génération profondément ancrée dans la technologie numérique, qui a grandi dans une période d’enthousiasme. Les jeunes de la génération Z, nés entre 1996 et 2010, élevés à l’ère d’Internet et des nouvelles technologies, sont fortement marqués par les crises économiques, environnementales et sanitaires.
Cette grille de lecture par « générations » est loin de faire consensus. Un anthropologue comme Tim Ingold[5], qui interroge notre rapport à la succession des générations, estime que parler de génération X, Y ou Z, c’est voir l’avènement d’une cohorte de population sous l’angle de la rupture avec celle qui la précède et qui la suit, ce qui ferait triompher une « génération maintenant » balayant la précédente. ». Il est plus intéressant selon lui de raisonner en termes d’’engendrement et de continuité des générations. Cela implique de renouer les fils, de retrouver dans la collaboration entre les générations le sens de la continuité de la vie.
Un corpus important : analyse de contenu
Guide d’entretien
Nous avions ensemble élaboré une série de questions type dont l’ordre était adaptable selon les circonstances de l’interview (parcours personnel, position par rapport à l’environnement politique et climatique, valeurs, quête de sens et spiritualité, engagement, rapport entre les générations). Les interviews ont été menés de manière libre en s’efforçant de respecter, quand on le pouvait, la parole spontanée des jeunes. Il est arrivé que des interviews durent plus de deux heures mais il est rare qu’ils se soient prolongés au-delà d’une heure et quart. Nous les avons enregistrés, transcrits le plus souvent mot à mot avant de les soumettre à la validation des jeunes. Puis les différents rédacteurs du groupe ont fait une analyse de contenu, souvent par mots clés et par thèmes, de l’ensemble de ce corpus très important (330 621 signes).
Thématiques principales
Le groupe a retenu quatre portes d’entrée, en lien avec les problématiques D&S :
- le rapport à la spiritualité et aux religions, essentiel dans le cadre de Démocratie°&° Spiritualité,
- le rapport au politique,
- le rapport au travail,
- le rapport à la transmission, à la famille, à l’intergénérationnel;
A ces quatre thématiques, s’ajoute celle de l’engagement chez les jeunes, un thème transversal étudié ici dans la perspective de l’université d’été de D&S en septembre 2025.
D’autres thèmes non retenus comme le vécu de la période du Covid, la santé mentale des jeunes, les rapports hommes-femmes, le désir d’avoir ou non des enfants, traversent parfois les interviews.
Le moment de l’enquête : un instant T
Dans tous les cas, il s’agit d’interviews faites à l’instant T, dans une période de la vie où tout évolue rapidement. Les jeunes ont pu connaitre depuis qu’on les a interviewés de nombreux changements d’ordre personnel (mariage, naissance d’un enfant, déménagement, nouvel engagement) ou professionnel. Ceux qui étaient encore étudiants sont entrés dans la vie active, ont parfois changé de voie, quitté la France. Parallèlement, la situation nationale et internationale a beaucoup changé depuis les interviews alors qu’une partie des entretiens portait sur le rapport au monde qui les entoure, dont la situation politique.
Récits de vie
Ayant inclus des questions sur le parcours qui favorisent la prise de parole, nous avons récolté des récits de vie, des narrations d’histoires personnelles. Parler de soi et se situer par rapport aux autres et par rapport au contexte familial est la plupart du temps ressenti comme un moment agréable car c’est un moment où l’on se sent écouté, c’est une occasion de se situer et de réfléchir. L’individu est remis à l’honneur dans sa singularité et non plus considéré comme une « unité statistique ». La consigne pour nous et pour eux était de préserver l’anonymat des réponses. Mais autant cette garantie était importante pour des personnes installées dans un parcours professionnel, autant la perspective d’être cité avec son prénom et son parcours était perçue plutôt comme un honneur pour d’autres.
Au-delà des analyses statistiques, il est éclairant de saisir comment les personnes interviewées donnent elles-mêmes une signification à leurs actes et à leurs opinions. Les récits de vie nous surprennent et, paradoxalement, dépassent le cas de la personne qui s’exprime : « c’est par le singulier que le chercheur peut accéder à l’universel et produire des théories scientifiques, c’est-à-dire généralisables »[6]
D’ailleurs, et pour l’anecdote, nous avons eu recours à l’IA pour analyser les interviews. Nous avons admiré la rapidité et la précision des réponses de cet outil à notre requête mais nos analyses faites de manière artisanale et empathique font apparaitre les personnes interviewées dans leur singularité, contrairement à l’analyse des données faite par les algorithmes d’intelligence artificielle.
Étant donné la taille de notre échantillon et la manière dont il s’est constitué, il n’est pas possible d’établir des liens de cause à effet entre les opinions déclarées et des facteurs sociaux comme les CSP. Les corrélations réelles, cependant, que nous avons pu faire ne sont pas toujours celles auxquelles on pouvait s’attendre :
- Ainsi, les plus diplômés et les plus aisés qui ont la chance de prendre le temps de la réflexion avant de s’engager dans la vie active, sont, et de loin, les plus pessimistes.
- Autre observation notable : le mot spiritualité ne fait pas peur aux jeunes, même moins peur qu’à des personnalités exerçant des responsabilités, interviewées sur le lien entre pouvoir et spiritualité lors d’une autre enquête menée par Démocratie & Spiritualité[7].
- Enfin, moins étonnant, ce qui lie une majorité de nos jeunes, c’est le rejet majoritaire des élites politiques proches de l’Etat, et la croyance qu’il est plus intéressant de s’impliquer dans des actions citoyennes locales que dans des partis politiques nationaux. Si les jeunes votent majoritairement – souvent par devoir civique- ils expriment un besoin de démocratie plus participative, horizontale.
D’autre part, notre étude bat en brèche nombre de préjugés sur les jeunes
- La famille reste une institution centrale en termes de soutien affectif, transmission de valeurs et validation des choix personnels et professionnels
- La quête de sens sous une forme religieuse, spirituelle ou qui s’exprime dans des valeurs humanistes, traverse tous les interviews
- Les jeunes croyants ont adopté la foi religieuse transmise par leur famille, en diversifiant et reliant les pratiques à leur situation personnelle
- Nos interviewés ont tous des attentes professionnelles très fortes qui doivent être alignées avec leurs valeurs, leur souci de l’éthique ; leur rapport au travail semble plus affirmé et plus libre
- Loin d’être individualistes, ils ont besoin de trouver leur place dans le collectif, d’être reconnus dans leurs compétences, d’apporter leur contribution à la société en s’engageant au niveau associatif ou local.
Deux facteurs de clivage majeurs séparent ces deux générations Y et Z des plus âgées, notamment les baby-boomers :
- La culture numérique : Les réseaux sociaux sont leur principale source d’information, un lieu d’expression libre mais aussi de dérives facilitant l’expression anonyme de propos extrêmes, racistes ou radicaux et la diffusion d’idées fausses et complotistes. Mais ils peuvent concourir à la mobilisation politique et constituer une nouvelle forme d’engagement politique.
- L’écologie, urgence vitale et de civilisation, fait l’unanimité même si les formes d’action diffèrent (de petits gestes individuels à l’engagement militant) et que l’on assiste à un mélange de pessimisme lucide et d’optimisme volontaire. Plusieurs évoquent la nécessaire collaboration intergénérationnelle pour relever les immenses défis auxquels nous sommes confrontés.
Découragement, sentiment d’impuissance écologique, de désillusion politique, épuisement… Les mots sont forts et traduisent des réalités réelles ou perçues par les jeunes au travers de leurs témoignages. On peut dire qu’ils font partie de la « génération Covid », étant donné l’importance que ce passage, vu comme un enfermement, a eu sur le vécu et même l’orientation de nos jeunes. À la suite de la pandémie ils sont nombreux à avoir changé de voie professionnelle. De plus, le Covid a suscité chez eux une prise de conscience de la fragilité de notre environnement et les a confortés dans la nécessité de vivre au présent face à un avenir incertain plutôt que de bâtir des projets à long terme.
L’espoir existe quand même, et il est présent dans plusieurs témoignages, dont l’un d’eux, particulièrement émouvant : « Je crois en la bonté humaine …Cela me donne un espoir de me dire qu’il y a quand même toujours cette humanité et cette entraide[8] qui est universelle. Qu’on aille dans n’importe quel pays, qu’on aille en Afrique, en Asie ou en Amérique, la bonté et l’échange sont des codes universels. ».
[1]Dialoguer avec la Terre, Renouer le lien entre les générations pour préserver notre maison commune, Collection Démocratie&Spiritualité- 2023-Ed.de l’Atelier, coordonné par Marie-Odile Terrenoire et Michèle Bernard-Royer.
[2] Le taux de chômage des 18-24 ans est deux fois plus élevé que celui de la population active : CDD, intérim, apprentissage pour plus de la moitié des jeunes salariés de 15 à 24 ans : Source Injep -Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, 2023.
[3] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Colin, 1999.
[4] https://www.journalducm.com/generations-x-y-z/#google_vignette
[5] Tim Ingold, professeur émérite d’anthropologie sociale à l’université d’Aberdeen (Écosse) Le passé à venir-Repenser l’idée de génération -Seuil 2025, interview dans Le Monde du 18 avril 2025
[6] Cf. Julia Vincent-Ponroy, IPAG Business School, Françoise Chevalier, HEC Paris, Le récit de vie, méthode de recherche en sciences sociales, article inspiré de Daniel Bertaux, Le récit de vie, 3ème édition, Paris, Armand Colin, 2010.
[7] « Les dirigeants préfèrent parler d’éthique ou de valeur, notion socialement admise, plutôt que de spiritualité. C’est que, pour la quasi-totalité des personnes interrogées, la notion de spiritualité, dans le contexte de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, est de l’ordre de l’intime, affectée à l’intériorité de l’être, devant rester non visible. » Logique de pouvoir et éthique, coordonné par Jean-Baptiste de Foucauld et Marcel Lepetit, éd.de l’Atelier, 2024
[8] Un autre jeune évoque L’entraide, l’autre loi de la jungle, de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle « qui l’a
beaucoup aidé » (Edition Les liens qui libèrent, 2017).