Invitation à une nouvelle habitation du temps.
Chronique de Bernard GINISTY du 30 juin 2025
Parler du rapport au temps, c’est parler du rapport au sens : le calendrier des travaux et des jours traduit de façon très concrète ce qui nous paraît important, les contraintes qui pèsent sur nous, ce qui nous intéresse ou nous amuse. Toute liberté commence par la capacité d’inventer un nouveau rapport au temps : l’esclave qui s’affranchit découvre que du temps peut échapper au maître, la liberté adolescente s’éprouve dans le bouleversement des rythmes du temps (on pense aux négociations avec les parents sur les heures de sorties nocturnes), les vacances se vivent d’abord comme du temps “vacant” qui échappe à l’impitoyable “métro-dodo-boulot”, les peuples qui se libèrent traduisent leur indépendance dans la création d’un nouveau calendrier festif. C’est à travers la valeur et le sens donné au temps qu’une vie humaine trouve sa cohérence fondamentale.
La société de la marchandise qui s’effrite sous nos yeux affiche avec clarté ses convictions profondes. Le jeu production-consommation doit suffire à épuiser la question du sens et de l’espoir. Non seulement production et consommation des choses, mais vision de soi même comme quantité marchande à gérer à travers plans de carrières ou plus prosaïquement files d’attente à Pôle Emploi. A ceux pour qui le jeu « production-consommation » ne suffirait pas à épuiser la question du sens, il est conseillé d’aller voir du côté du billet de banque roi de la planète , le dollar,où il pourra lire ceci : « in God we trust » Quant à la valeur du temps, les choses sont très claires : » Time is money« . La temporalité se trouve réduite à sa valeur marchande. Et le « trumpisme » régnant aux Etats-Unis d’Amérique milite pour étendre cette religion du « deal » à l’ensemble des relations internationales
Dans le même temps, notre époque connaît la spéculation débridée où une seule opération boursière peut permettre d’acquérir des patrimoines qui nécessitaient jadis le travail de vies entières. Cela entraîne une subversion barbare du rapport au temps. C’est un orfèvre en matière de spéculation boursière, Georges Soros, qui l’écrit dans son ouvrage : Le défi de l’Argent : « Je ne crois pas qu’aujourd’hui le danger qui menace la société ouverte, à court terme, vienne des sociétés fermées – communistes ou fascistes – mais plutôt de l’expansion sauvage des mécanismes du marché » Et il ajoute « Je reconnais qu’il y a quelque chose d’obscène dans le fait qu’on puisse, comme moi, gagner autant d’argent avec de l’argent par comparaison avec le salaire d’un ouvrier » (1). La fascination idolâtre pour le règne de la marchandise financiarisée a occulté tout autre rapport au temps. Et l’économie a perdu sa signification originale d’art d’habiter sa maison. Dans mon enfance, quand on me recommandait d’être économe ou de faire des économies, c’était pour me demander de ne pas gaspiller, de ne pas jeter. Aujourd’hui, au nom même de l’économie, nous sommes sommés de consommer, de jeter, de changer. Celui qui serait resté économe au sens de mon enfance deviendrait aujourd’hui un citoyen suspect car, par ses « économies », il refuserait d’alimenter le temps de la grande roue cyclique de la production et de la consommation.
L’art de vivre est tissé de rythmes. Celui des âges de la vie, de l’inspir et de l’expir, du jour et de la nuit, de l’activité et du repos. Ces rythmes nous mettent en résonance avec le monde. Ils sont le fondement d’une écologie sociale, le cadre de nos vies familiales, militantes, spirituelles. Toute vie nouvelle commence par des ruptures avec la manière d’habiter le temps. Arracher la durée de nos vies à tout ce qui réduit le monde au seul jeu de la production et de la consommation demeure un combat permanent. C’est la condition pour retrouver nos sources de créativité. C’est l’enjeu prioritaire de nos résistances et de nos libérations, car les vrais maîtres du monde sont les maîtres des horloges. Tous ceux qui n’ont pas étouffé en eux le goût de vivre ne sauraient se satisfaire de la résignation du temps vide, de la crispation sur le temps qui fuit, de la fuite en avant à la recherche du temps perdu. Ce que nous avons à vivre est à la fois le temps de la rupture et le temps de la naissance. Peut-être est-ce là le sens profond du temps libéré comme on parle de la libération d’une femme grosse d’un nouvel être humain. Toute naissance est déchirement, fragilité mais aussi joie de la vie qui gagne malgré et contre tout. Nous sommes loin de la “ civilisation des loisirs ” annoncée à la fin des trente glorieuses, nous sommes en face d’un travail de recomposition du temps et du sens.
Nous sommes appelés à vivre le temps des inventeurs. Ce qui meurt, c’est bien le temps quantifié et monétarisé de l’individu, atome social attendant du « sens de l’histoire“ ou de la ”croissance » une sorte d’automaticité du lien social. Nous avons à faire le deuil de ces idoles qui nous ont fait croire être dispensés de la responsabilité d’inventer, dans la quotidienneté, mille rapports nouveaux aux êtres, aux travaux et aux jours.
(1) Georges SOROS : le défi de l’argent, éditions Plon 1996. Existe en édition de poche.