L’heure de l’Europe : « au crépuscule du dogmatisme, au seuil des vrais dialogues » (Paul Ricoeur)
Chronique de Bernard Ginisty du 12 octobre 2025.
Dans un temps où des empires bousculent tout ce qui a été construit au plan du droit international, l’Europe paraît quelque peu ridicule avec ses 27 pays ayant tous un droit de veto et naît alors la tentation de se vendre au plus offrant ou de se soumettre au plus brutal.
Il est urgent pour l’Europe de se ressaisir. Parmi les nombreux ouvrages de réflexion sur l’identité européenne, celui d’Olivier Abel intitulé Le Vertige de l’Europe (1) me paraît l’un de ceux qui analyse le mieux le sens de la création européenne. L’auteur reprend un écrit du philosophe Paul Ricoeur intitulé « Civilisation universelle et cultures nationales ». Pour lui, l’effort pour s’ouvrir aux autres cultures tant dans le cadre européen que dans celui plus vaste de la mondialisation risque de conduire à un scepticisme planétaire. Il ne resterait alors que le « nihilisme absolu » des rapports de force :
« Au moment où nous découvrons qu’il y a des cultures et non pas une culture, au moment par conséquent où nous faisons l’aveu de la fin d’une sorte de monopole culturel, illusoire ou réel, nous sommes menacés de destruction par notre propre découverte ; il devient soudain possible qu’il n’y ait plus que des autres, que nous soyons nous-mêmes un autre parmi les autres ; toute signification ayant disparu, il devient possible de se promener parmi les civilisations comme à travers les vestiges et les ruines ; l’humanité entière devient une sorte de musée imaginaire : où irons-nous ce week-end ? Nous pouvons très bien nous représenter un temps qui est proche où n’importe quel humain moyennement fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d’un interminable voyage sans but (…) ce serait le scepticisme planétaire, le nihilisme absolu, dans le triomphe du bien-être. Il faut avouer que ce péril est au moins égal et peut-être plus probable que celui de la destruction atomique » (2).
Pour Olivier Abel, l’Europe s’est construite pour échapper, entre autres, à la répétition des massacres suicidaires des guerres de religion, des deux guerres mondiales du XXe siècle et des totalitarismes nazis et communistes. « J’ai intitulé ce livre Le Vertige de l’Europe parce que j’ai le sentiment que l’Europe s’est reconstruite sur ce vide, une sorte d’évidement de son noyau culturel. (…) Comme disait Paul Ricœur, pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi. Notre impuissance à avoir confiance en ce que nous sommes nous interdit de rencontrer les autres et nous entraîne dans une dérive sécuritaire ». La mission fondamentale de l’Europe, c’est d’apprendre à sortir du choc dogmatique des civilisations sans sombrer dans un relativisme indifférent. Reprenant le propos de Ricœur selon lequel « nous sommes dans le tunnel, au crépuscule du dogmatisme, au seuil des vrais dialogues », Olivier Abel écrit : « c’est bien ici la tâche de l’Europe aujourd’hui, modestement, sur son chemin à elle, parmi d’autres cheminements » (3).
Bien loin des simplismes ou de ce qu’il appelle « je ne sais quel syncrétisme vague et inconsistant », le philosophe Paul Ricœur nous montre le chemin : « Je voudrais faire une proposition, à laquelle je tiens beaucoup : la démocratie ne pourrait-elle, aujourd’hui, puiser dans les ressources des communautés religieuses ? En France, les guerres de Religion sont terminées. Le conflit entre laïcs et croyants également. Hommes religieux, agnostiques, athées, nous pourrions être, tous ensemble, les cofondateurs de la démocratie moderne qui appelle, pour être forte et vivante, une symbolique partagée. Cela ne peut se faire que dans une société du type “consensuel-dissensuel”. Je m’explique : le consensus sur la règle du jeu de la démocratie est soutenu – presque paradoxalement – par un dissensus permanent entre les différents systèmes de croyance. Nous sommes, en quelque sorte, des survivants des guerres de Religion. Ce qui fut la guerre est devenu la confrontation. De la qualité de la discussion dans la société civile dépendra cette nouvelle contribution du religieux au politique » (4)
.
Ce propos rejoint celui du Président tchèque Vaclav Havel devant le Sénat de la République Française qui le recevait :« La vocation de l’Europe dans le contexte de la civilisation actuelle – et ainsi, l’idée fondamentale d’unification – ne doit pas résider, comme nous le voyons actuellement, dans quelque chose de nouveau, d’inédit. Elle peut être tirée simplement d’une nouvelle lecture de livres européens très anciens, d’une nouvelle interprétation de leur signification. Il y a quatre ans mourut un Juif lituanien, qui avait fait ses études en Allemagne pour devenir un célèbre philosophe français. Il s’appelait Emmanuel Levinas. Selon son enseignement, conforme à l’esprit des plus anciennes traditions européennes, en l’occurrence sans doute juive, c’est au moment où nous regardons le visage de l’autre que naît le sentiment de responsabilité de ce monde. J’estime que c’est justement cette tradition spirituelle que l’Europe devrait se rappeler aujourd’hui. Elle découvrira l’existence de l’autre – tant dans l’espace qui l’entoure qu’aux quatre coins du monde ; et la responsabilité fondamentale qu’elle entend assumer ne prendra plus le visage présomptueux d’un conquérant, mais celui, humble, de qui prend la croix du monde sur son dos » (5).
On ne saurait mieux dire que l’avenir de l’Europe passe par l’évolution de la conscience des Européens. Certes, les débats d’experts, qui occupent l’essentiel des médias, sont importants. Mais ils resteraient dérisoires si chaque citoyen ne se sentait pas personnellement concerné dans la mise en question de son confort intellectuel et institutionnel. Voilà de quoi nourrir le renouveau d’un engagement européen.
- Olivier ABEL : Le Vertige de l’Europe, Éditions Labor et Fides, 2019. Olivier Abel est professeur de philosophie et d’éthique à la Faculté de théologie protestante de Montpellier
- Paul RICOEUR (1913-2005) : Civilisation universelle et cultures nationales in Histoire et Vérité, éditions du Seuil 1964. Cité pages 173-174
- Olivier ABEL : L’Europe en mal d’identités. Grand entretien dans l’hebdomadaire Réforme du 15 avril 2019, pages 2 et 3.
- Paul RICOEUR (1913-2005) : Il y a de la vérité ailleurs que chez soi. Entretien avec Frédéric Lenoir publié dans l’hebdomadaire L’Express du 23 juillet 1998.
- Vaclav HAVEL (1936-2011) : Discours lors de la réception solennelle de M. Vaclav Havel, Président de la République tchèque, au Sénat de la République Française, le 3 mars 1999
Démocratie & Spiritualité …une instance commune de réflexion invitant à l’action.