« Pour échapper au pire, il faut une révolution des têtes et des coeurs » (Vaclav Havel)
Chronique de Bernard Ginisty du 18 octobre 2025
Face à la mauvaise pièce de boulevard qui se joue au Parlement et à la progression des délires nationalistes de plus en plus agressifs dans le monde, tous les sondages témoignent d’un scepticisme croissant des Français pour l’engagement politique. Vaclav Havel, président de la République tchèque, qui fut, à mes yeux, un des grands hommes politiques du XXe siècle, a vécu,dans un autre contexte, ce marasme. Il l’a d’abord traité en homme de théâtre en mettant en scène le spectacle du régime communiste agonisant de son pays. Il a découvert peu à peu les limites de cette posture : « Le style de l’observateur amusé, non concerné, se révélait brusquement inadéquat, périmé, voire proche d’une dérobade. (…) Passé le temps des jongleries verbales, ce qui était en jeu, c’était l’existence des hommes. Plutôt que de railler, tout à coup montait une envie de crier ». Il va alors s’engager dans des mouvements dissidents, connaître quelques années de prison et, suite à la « révolution de velours » qui vit s’effondrer le régime communiste, accéder à la présidence de son pays. Il a beaucoup écrit sur sa façon d’exercer les responsabilités politiques. Dans la morosité actuelle, je pense très utile de le lire. Dans son discours de réception comme membre associé étranger à l’Académie des sciences morales et politiques à l’Institut de France , le 27 octobre 1992, il se livre à la fois la critique du régime qu’il a combattu et, ce qui est plus rare, à l’auto-critique sans concession de ses premières années de pouvoir.
« Je viens parmi vous d’un pays qui, pendant de longues années, a vécu dans l’attente de sa liberté. Qu’il me soit permis de saisir cette occasion pour présenter une brève réflexion sur le phénomène de l’attente. Il y a plusieurs manières d’attendre. En attendant Godot (1), en tant qu’incarnation de la rédemption ou du salut universels, se situe à une extrémité de la large palette qui recouvre les différentes formes d’attente. L’attente de beaucoup d’entre nous qui vivions dans l’espace communiste était souvent, voire de façon permanente, proche de cette position limite. Encerclés, enserrés, colonisés de l’intérieur par le système totalitaire, les individus perdirent tout espoir de trouver une issue, la volonté d’agir et même le sentiment de pouvoir agir. Bref, ils perdirent l’espoir. C’est pourquoi ils attendaient Godot. Faute de porter l’espérance en leur sein, ils l’attendaient de la part d’un vague salut venant de l’extérieur. Mais Godot ne vient jamais. À l’autre bout de la palette, une autre sorte d’attente : l’attente en tant que patience. Une attente animée par la croyance que résister en disant la vérité est une question de principe, sans calculer si demain ou jamais, cet engagement donnera ses fruits. Redire la vérité a un sens en soi, ne serait-ce que celui d’une brèche dans le règne du mensonge généralisé .
Bien qu’exercé à cette patiente faculté d’attendre qui était celle des dissidents, j’avais du mal à me résigner à l’idée que la politique était un processus sans fin, comme l’Histoire, processus qui ne nous permet jamais de dire : quelque chose est fini, achevé, terminé.Je succombai à cette forme d’impatience, ô combien destructrice, de la civilisation technocratique moderne, imbue de sa rationalité, persuadée à tort que le monde n’est qu’une grille de mots croisés, où il n’y aurait qu’une seule solution correcte — soi-disant objective — au problème ; une solution dont je suis seul à décider de l’échéance.Bref, je pensais que le temps m’appartenait. C’était une grande erreur. Le Monde et l’Être n’obéissent pas aveuglément aux injonctions d’un technocrate ou d’un technicien de la politique, ils ont leurs surprises et leurs secrets qui prennent au dépourvu la raison moderne — qui est dans le fond rationaliste — ils suivent également une trajectoire tortueuse et souterraine qui leur est propre. Vouloir supprimer cette « tortuosité » impénétrable par un barrage infernal comporte beaucoup de risques, depuis la perte de la nappe phréatique jusqu’aux changements tragiques de la biosphère.
Oui, moi-même, critique sarcastique de tous les exégètes orgueilleux de ce monde qui est le nôtre, j’ai dû me souvenir qu’il ne fallait pas seulement expliquer le monde, mais aussi le comprendre. Il faut tendre l’oreille et être à l’écoute de la « polyphonie » de ses messages souvent contradictoires. J’avais voulu faire avancer l’histoire de la même manière qu’un enfant tire sur une plante pour la faire pousser plus vite. Je crois qu’il faut apprendre à attendre comme on apprend à créer. Patiemment, tous les jours. Avec compréhension, avec humilité, certes, mais aussi avec amour (…) Il suffit de comprendre que notre attente n’est pas dénuée de sens parce que générée par l’espoir et non par le désespoir, par la foi et non par la désespérance, par l’humilité devant le temps de ce monde et non par la crainte, et sa sérénité n’est pas accompagnée de l’ennui mais de la tension. Une telle attente est plus qu’une simple attente. C’est la vie, la vie en tant que participation joyeuse au miracle de l’Être » (2) .
Si Vaclav Havel s’est battu pour sortir son pays du totalitarisme communiste, il reste lucide sur les démocraties occidentales : « J’ai derrière moi nombre de débats politiques et, quoique je doive déjà être habitué à tout en la matière, je suis chaque fois aussi consterné de constater à quel point tant d’Occidentaux sont victimes de l’idéologie et comme ils le sont plus profondément que nous qui vivons dans un système idéologisé de part en part ! Quelles réflexions interminables pour savoir à qui telle opinion profite ou nuit, quelle tendance politique elle renforce ou affaiblit, quelle pensée peut ou ne peut pas être exploitée ! Quelle analyse éternelle et épuisante que de savoir si telle ou telle attitude, personne ou opinion, est de gauche ou de droite, à gauche ou à droite du centre, à droite de la gauche ou à gauche de la droite ! Comme si, plus que du contenu de l’opinion, il s’agissait de choisir le tiroir dans lequel elle doit être rangée » (3)
Dans un ouvrage rédigé après qu’il ait quitté le pouvoir, il revient sur ce qu’il appelle la post-démocratie : « La post-démocratie dont j’ai parlé n’était rien d’autre qu’une démocratie qui en revient à son contenu humain, qui n’est pas uniquement formelle, institutionnelle, un mécanisme élégant servant à légitimer le pouvoir des mêmes hommes mais donnant l’impression que les citoyens ont la liberté du choix. J’expliquais, avec une certaine naïveté peut-être, ce à quoi je crois toujours, avec de plus en plus de conviction : à savoir que, pour échapper au pire, il faut une « révolution des têtes et des cœurs ». Il faut mettre l’accent sur la recherche d’alternatives aux partis politiques usés et technocratiques, ou du moins lancer un appel à leur renouvellement (…) Il faut développer la société civile ouverte et reconstruire des associations en tant qu’instruments de la solidarité entre les hommes ; il faut des projets à long terme, sans perdre de vue la dimension spirituelle et morale de la politique » (4).
Inviter à lire Havel ne consiste pas à le transformer en un mythe dont lui-même, homme de théâtre, n’aurait pas manqué de sourire. Dans son pays, il n’a pas été un leader charismatique qui fascinerait les foules. L’essentiel de sa pensée consiste à ne cesser d’appeler, dans le champ politique, à la responsabilité et au ressourcement spirituel. Dans une période où tant de professionnels de la politique capitulent devant le pouvoir mondial de l’argent et des médias, c’est une chance, en Europe, d’avoir eu un chef d’Etat qui définisse ainsi la politique : « La politique doit être une éthique mise en pratique. Et comment les hommes politiques serviraient-ils mieux aujourd’hui la collectivité et rendraient-ils à l’éthique sa part qu’en assumant dans la civilisation globale, qui est aussi en danger, leur responsabilité pour la survie même de la race humaine ? Je ne crois pas que le politicien qui s’engage dans cette voie périlleuse hypothèque sa propre carrière politique. Il s’agit là d’une erreur qui consiste à prendre le citoyen pour un imbécile et s’imaginer que, pour réussir, il faut s’adapter à son imbécillité. Il n’en est pas ainsi. En chaque personne une conscience sommeille, et sommeille une part de divin. Et c’est sur cette part qu’il faut parier » (5).
- En attendant Godot, pièce écrite en 1948 par Samuel BECKETT (1906-1989), « étiquetée » comme représentative du théâtre de l’Absurde.Aux yeux de Jean-Pierre Vincent qui l’a mise en scène en 2015, Godot est tout sauf du théâtre absurde : « C’est une arme fragile de résistance », mieux, une pièce visionnaire sur l’état du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui ».
- Vaclav HAVEL (1936-2011) : Pour une politique post-moderne, éditions de l’Aube, 1999.pages 5-12
- Vaclav HAVEL : Essais politiques, éditions Calmann-Lévy 1989, page 205
- Vaclav HAVEL : A vrai dire. Livre de l’après-pouvoir, éditions de l’Aube, 2007, pages 409-410.
(5)Vaclav HAVEL:Notre responsabilité à l’égard du monde, discours de réception du doctorat d’honneur à
l’université de Harvard le 8 juin 1995. In Il est permis d’espérer, éditions Calmann-Lévy 1997, pages 136-137
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