En chemin avec Maurice Bellet
Chronique de Bernard Ginisty du 20 septembre 2025
Dans la grande crise que traverse notre monde, rares sont ceux qui nous aident à en comprendre la profondeur et à ouvrir des chemins d’espérance. Maurice Bellet (1923-2018) est un de ceux-là. A son propos, Jean-Claude Guillebaud écrivait ceci : « On s’apercevra un jour ou l’autre qu’il aura été l’un des très rares intellectuels à jeter les fondements d’un « autre » christianisme. Lucide, généreux, rénové, ce christianisme serait enfin accordé à la modernité dans ce qu’elle a de meilleur. (…) En relisant, avec amour, le texte évangélique qu’il connaît mieux que quiconque, il ouvre avec une belle intelligence ce chemin, c’est-à-dire « cet élan, cette ferveur qui dépassent le raisonnable, une faim de joie qui bouscule la paix que cherche la sagesse » et où « la naissance humaine connaît enfin sa vérité ». Et sa délivrance ».
Quelques mois avant sa mort en 2018, il écrivait ce texte sur son blog qui me paraît particulièrement lumineux dans les temps que nous vivons.
« Il n’y a pas si longtemps, le ton était à la lucidité désabusée, à la grande déception. Au moins chez les ex-révolutionnaires. C’était le lendemain de la chute du mur de Berlin. Et les lendemains qui chantent ne chantaient plus. Adieu, Lénine, tu t’es trompé. Les hommes sont ce qu’ils sont et non ce que rêvait Karl Marx. Il paraît que ça change, ces temps-ci. L’espoir renaîtrait. L’utopie reprendrait des couleurs ; et pas seulement celle, très sombre, de ces séries télévisées qui nous inondent de fins du monde ; non, le monde va redevenir habitable et les humains redécouvriront les douceurs de la vie.
Bien entendu, il se trouve encore des gens qui ne sont pas si satisfaits. Ils voient un peu trop ce qui ne va pas. Car c’est un désastre. Quoi ? Les malheurs de l’écologie, le désarroi du politique, le retour des fanatismes, le terrorisme, le chômage, les immigrés ? Non. Bien sûr, tout cela est très ennuyeux – et c’est peu dire. Mais ce sont des symptômes ; la vraie maladie est ailleurs. Que dirons-nous ? Un cancer ? Un virus mortel ? Au fond, les deux images – cancer et virus – sont assez bonnes. Le cancer, c’est cette prolifération monstrueuse de tout et de n’importe quoi qui est en train de rendre joyeusement la planète inhabitable. Le virus, c’est l’obscur désir qui jette les humains dans la destruction de leur humanité. Et l’ensemble, c’est un délire : la raison (science et technique) y fonctionne à plein, obéissant à des principes fous.
Pessimisme ? Pas du tout. Le vrai pessimiste, c’est celui qui se résigne à ça. Il ne sait même pas qu’il est pessimiste et c’est ce qui le rend particulièrement dangereux. Il se dit bêtement que « ce qui va mal va s’arranger » et que, « de toute façon, il y a de bons côtés ». Vive les bons côtés ! Ils existent, mais il ne faudrait pas qu’ils servent d’argument pour ne pas voir les mauvais. Il y a, c’est vrai, beaucoup d’initiatives heureuses, dans l’agriculture, les industries, l’éducation, le mode de vie, etc.. Mais il faut que ça dure. Il faut même que ça triomphe. Et il y a, en face, un pouvoir formidable et qui a d’autres visées. Il ne suffit donc pas d’initiatives heureuses mais dispersées, d’un climat nouveau mais fragile et d’un éloge bruyant du plaisir et de la réussite pour dissoudre tout à fait mes craintes.
Toutefois, n’est-il pas déjà commencé, ce grand mouvement qui se sépare de nos folies et crée du neuf ? C’est l’écologie, avec ses initiatives pour un autre rapport de l’homme à la nature, plus respectueux, plus attentif, dans une conscience nouvelle de nos limites, mais pour une vie meilleure.C’est le combat pour de meilleures relations entre les humains, où se réveille le vieil idéal de fraternité, mais dans le réalisme des droits humains et d’une politique débarrassée des délires guerriers. C’est le réveil de la spiritualité, dans un climat de recherche et de dialogue, dans la fin des querelles religieuses, en des démarches libres où l’être humain peut connaître apaisement et sérénité.
Si donc on veut que tous ces combats pour une humanité vraiment humaine ne s’égarent pas finalement dans l’impuissance, il faut finalement, en quelque sorte, une action du second degré. Mais qu’est-ce que ça peut bien être, si nous refusons les grands systèmes et les grosses institutions ? Il ne faut pas se presser de répondre. Il faut laisser la question peser son poids. Elle pèse lourd.
Qu’est-ce qui peut rassembler tous les humains ? Et les rassembler par ce qui, en eux, est le meilleur, le plus haut, le plus vivant, le plus libre ? Et de telle sorte que chacune et chacun puisse y trouver son chemin ? Et que toute culture, toute tradition, tout peuple puisse y trouver place ? Et que ce ne soit pas idée, programme, idéologie, mais expérience ? Et que ce soit assez puissant pour nous délivrer de nos inconsciences ? Et pour combattre avec succès la folie meurtrière qui nous habite ? Et que toute science, tout art y trouvent une force nouvelle, dans un espace si grand que nous n’aurions osé y rêver, parce que l’astrophysique elle-même ne nous donne qu’une figure possible de cet espace-là ? Et que tout repose sur un point indestructible, en-deçà, au-delà de toutes nos certitudes et inquiétudes, un je-ne-sais-quoi pour nos raisons trop courtes, et qui soit capable de survivre à l’invasion du chaos ? Est-ce que nous avons au moins un nom pour désigner ça ? Je ne sais pas, je ne crois pas.
Révolution ? Mais les révolutions, c’est l’âge moderne, prisonnier des postulats de la modernité. Et nous sommes encore en deuil de la dernière en date, le communisme. Nous n’avons plus le goût de ces bouleversements sanglants ; et ils nous coûteraient trop chers. Alors quoi ? Peut-être faut-il le temps nécessaire, habiter cette question-là. Elle remue tout. Elle nous touche en tout. Et l’avenir est probablement pour celles et ceux qui auront su la porter assez longtemps ».
Ce chemin, Paul Ricoeur le définit ainsi : « « Nous sommes aujourd’hui ces hommes qui n’ont pas fini de mourir aux idoles et qui commencent à peine d’entendre les symboles ».
Démocratie & Spiritualité …une instance commune de réflexion invitant à l’action.