Intervention d’Anne-Lorraine Bujon, directrice de la rédaction de la revue Esprit, grand témoin de l’UE.
Synthèse établie par Eliane Fremann
L’un des intitulés du titre de l’UE c’est « régénérer la démocratie »
L’idée de corruption est très prégnante aujourd’hui.
Tout cet épisode du Covid a été un épisode traumatique avec la dégradation de la santé mentale, l’augmentation des addictions.
Qu’est-ce qui rend la démocratie malade ?
1-La montée des régimes autoritaires dans le monde, tournés vers le passé, souvent fantasmé. Ils fonctionnent sur la détestation et ne dessinent pas de vision pour l’avenir. Cf « L’anti-démocratie au XXIe siècle-Iran, Russie, Turquie » (1).
En France, le RN est dans la nostalgie des 30 Glorieuses.
Nous sommes désorientés, dans une perte de repères car ces régimes racontent une histoire falsifiée et entretiennent chez nous un chaos cognitif pour nous empêcher de penser. Les jeunes en particulier ont besoin de retrouver un fondement.
2- Nous sommes malades d’une sorte de perte de foi, de confiance dans les religions, dans les responsables politiques. Les promesses de la démocratie n’ont pas été tenues ; or elle est constitutivement fragile.
Mais nos fragilités font nos forces. Au moment du Covid on a vu comment le modèle chinois a géré l’épidémie : un capitalisme autoritaire serait-il plus désirable ? Nous avons besoin de retrouver confiance dans nos modèles démocratiques.
3-Diagnostic
La question du droit, de l’Etat de droit, des droits de l’homme, leur articulation avec la politique.
Le trumpisme, c’est la loi du plus fort. Appel à une Europe puissance.
La notion de droits de l’homme devient obsolète, on parle plutôt désormais de droits humains, l’armature sur laquelle nous avons construit nos systèmes démocratiques.
Discours sur le droit qui empêche d’agir. Cf « Le Procès des droits de l’homme -généalogie du scepticisme démocratique »(2). Ou des mêmes auteurs : « Les droits de l’homme rendent-ils idiots ? »(3).
Voir aussi la revue en ligne « En attendant Nadeau ».
Le droit est accusé de dissoudre le lien social : ex lutte contre le terrorisme, refus de l’immigration. On s’est habitués à vivre dans un espace où nous n’avons pas tous les mêmes droits : les migrants sont séparés de leur famille par exemple. Pourtant le « nous sommes libres et égaux en droit » est constitutif de la démocratie.
L’appel à renouveler les formes de la démocratie (la ZAD par ex) est critiqué.
Il y a un divorce entre la démocratie et le capitalisme de prédation. Cf « Le monde confisqué –Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIᵉ – XXIᵉ siècle) (4).
Les droits de l’homme, c’est le droit d’entrer en relation avec les autres.
L’autre partie de l’intitulé de l’UE : un nouvel humanisme
-L’autre humanisme, issu de la Renaissance, ne fait-il plus l’affaire ? Quels reproches lui sont faits ?
Celui d’avoir le visage de la colonisation, d’un moment de conquête avec lesquels il nous faut rompre pour aller vers le respect du vivant, la question du « care », de l’attention à l’autre, questions nouvelles et fertiles.
Le mouvement Femme-Vie-liberté en Iran exprimait une aspiration à la démocratie, aux libertés politiques, les hommes aussi sont descendus dans la rue pour le soutenir. Il y a dans la démocratie une forme de joie.
-Pourquoi renouveler l’humanisme ?
Décentrer nos regards, rompre avec le complexe de supériorité occidental. Le Sud global n’est pas homogène.
La question de Gaza interroge les principes de l’Europe, accusée de deux poids, deux mesures ; la condamnation de la colonisation en Cisjordanie a été lente à venir.
Attention aux pièges dans les discours des dictateurs.
Oui désoccidentaliser le monde mais partager l’universel cf Universaliser, L’humanité par les moyens d’humanité (5),du philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne.
-La question de l’IA et des technologies numériques
La Renaissance c’est la révolution de l’imprimerie, avec Gutenberg. Aujourd’hui nous sommes à une époque charnière : la révolution numérique nous appelle à de nouvelles représentations du monde dans le temps et dans l’espace, c’est une rupture anthropologique. Les jeunes ne lisent pas le monde comme nous-ils ne savent pas lire une carte routière par exemple- c’est un monde nouveau.
Cf Marc Ouliani « L’IA aux frontières de l’esprit » (revue Esprit du 4 avril 2025). Une bataille de l’esprit est à mener face à l’utilisation commerciale des nouvelles technologies qui veulent s’assurer de notre « docile collaboration ». Nos esprits sont devenus des champs de bataille, ces technologies nous transforment en machines dans notre manière d’entrer en relation avec le monde. Comme l’exprimait Ayouba, grand lecteur de mangas, dans la séquence avec les jeunes, il faut retourner à la vie réelle.
Il nous faut retrouver nos repères dans le temps et dans l’espace.
Dans le temps : cf Antoine Garapon, magistrat, président depuis 2021 de la commission Reconnaissance et Réparation au sein de la CIASE sur les abus sexuels dans l’Eglise, auteur de « Pour une autre justice, la voie restaurative »(6).
Attention à l’espace dont le numérique nous prive : il opère une dé-spatialisation : les manières d’être ensemble, les relations ne sont pas les mêmes quand on est à distance- nous avons expérimenté à l’UE le fait de faire silence ensemble par exemple.
Dialogue avec la salle
Questions/Remarques des participants :
Comment on poursuit ? Quelles sont nos priorités ?
Il y a peu d’interactions avec le religieux dans la revue Esprit, les valeurs ce n’est pas tout à fait pareil que le spirituel.
Il faudrait redonner aux jeunes le sens de l’histoire.
L’Europe a fait du bonheur une question matérielle ; quand Mounier parle de renaissance, intègre-t-il le rapport à la transcendance ?
Propositions des participants :
-Ne faudrait-il pas doubler la déclaration à l’ONU d’une responsabilité humaine, par rapport à la nature, aux migrants ?
– Multiplier les espaces de paroles, d’échanges en présentiel entre démocratie et spiritualité sur tout le territoire en liant approche conceptuelle et existentielle.
-Faire des « Etats généraux de la société française ».
Réponses d’Anne- Lorraine Bujon
Concernant le discours sur le spirituel à Esprit, je peux vous renvoyer à Jean-Louis Schlegel sur la sociologie des religions, le conservatisme religieux dans le monde et au philosophe Mickael Foëssel pour qui la dimension transcendantale est importante, pour la fin de vie par exemple.
La Shoah s’est déroulée dans un monde de progrès. Je recommande à ce propos la lecture d’ « Histoire d’un Allemand- Souvenirs 1914-1933 » de Sébastien Haffner (7) qui montre la dissolution d’une individualité dans le groupe (et la rapidité avec laquelle toute une société et une civilisation sûre de ses valeurs peuvent s’effondrer, victimes de la barbarie.)
Selon Pierre Hassner, spécialiste des relations internationales, l’année 1989 vue comme le triomphe de la démocratie libérale a été en même temps celle de l’écroulement de ses fondements.
Oui le travail d’histoire est essentiel-nous sommes dans une période de révisionnisme : cf le récent sommet en Chine réunissant les dictateurs, dont Poutine et Xi Jin Ping. Dans le monde médiatique les mémoires sont très courtes aujourd’hui.
Tout ce qui est européen n’est pas forcément mauvais. Certes l’Union européenne a des insuffisances mais l’aspiration reste, avec des réussites.
La question de Camus rappelée dans la séquence avec les jeunes : « Le seul sujet qui m’intéresse, c’est comment dois-je me conduire ? » est une très bonne boussole.
On peut transformer les relations de pouvoir, pas supprimer le pouvoir.
Les crises sont des opportunités de changement.
Réactions des participants
Certes l’UE est une puissance économique et commerciale mais pas politique.
Il y a une valeur de cohérence entre ce qu’on dit et ce qu’on fait et cette cohérence est hautement spirituelle.
Conclusion d’Anne- Lorraine Bujon
Si nous sommes dans une période de réaction, c’est que des progrès ont été accomplis : le seuil de tolérance a bougé, sur les violences faites aux femmes et aux enfants par exemple. Et puis nous ne sommes pas seuls.
1/ Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’EHESS, CNRS Éditions, 2021
2/ Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, éd du Seuil, 2016
3/La république des idées 2019
4/ Arnaud Orain Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIᵉ – XXIᵉ siècle), Le présent de l’Histoire, 2025.
5/ Souleymane Bachir Diagne, Albin Michel, 2024
6/ Aux PUF, 2025
7/ Actes Sud, 2002
Démocratie & Spiritualité …une instance commune de réflexion invitant à l’action.