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Publication des discours de haine en démocratie

Publier un discours de haine ?

À l’occasion de la sortie aux éditions Robert Laffont en octobre 2015 du Dossier Rebatet, Les décombres, assorti d’un important appareil critique rédigé par l’historienne Bénédicte Vergez-Chaignon, spécialiste de l’Occupation et biographe du maréchal Pétain, se pose la question de la publication des discours de haine en démocratie.

Dans la préface du Dossier Rebatet, l’historien Pascal Ory explique son point de vue sur la republication de ce type d’ouvrages: « On peut croire que les rééditer ou les révéler, avec les éclaircissements indispensables, contribuera à les démythifier. » Sous le titre Le Dossier Rebatet sont regroupés des écrits de Lucien Rebatet, dont Les décombres, publiés en 1942, peu après la rafle du Vel d’hiv. Ils sont l’œuvre d’un intellectuel pronazi, obsédé par l’antisémitisme, l’antiparlementarisme et la haine de la démocratie, faits de dénonciations de résistants et d’appels au meurtre de juifs, à la chasse à l’homme et au pogrom permanent. Ajoutons que Rebatet, collaborateur dès 1929 à L’Action française, le journal de Maurras, déçu par « l’inaction » du régime de Vichy, fréquente le parti fasciste de Jacques Doriot, le Parti populaire français (PPF). Il devient rédacteur à Je suis partout, hebdomadaire collaborationniste à la fois antisémite, anticommuniste, antilibéral, anticlérical. Il y exalte le dynamisme de la jeunesse comme remède au déclin national et, devenu prohitlérien, entre activement en collaboration avec l’occupant à partir de 1941. « Je suis partout » tire à 100 000 exemplaires en 1939 à une époque où les journaux parisiens de droite, voire d’extrême-droite, l’emportent largement.

Plusieurs arguments plaident aujourd’hui en faveur de la publication de cet ouvrage. De tels écrits circulent déjà sur Internet, ceux de Rebatet comme les textes antisémites de Bernanos ou de Céline mais sans remarques critiques, sans notes. De plus, les ennemis de la liberté ont leur place dans une démocratie, dont la liberté d’expression est un des fondements. Résister n’est pas interdire ou ignorer. Ne pas accepter une réédition annotée de cet ouvrage serait avouer sa dangerosité, tellement terrorisante qu’il vaut mieux le tenir à distance. En 1976, Robert Badinter alors avocat de la LICRA, avait défendu la mise à disposition du public de l’ouvrage de Rebatet en tant que document historique. . Selon Pascal Ory, le travail des historiens est de le publier, accompagné d’une contextualisation indispensable. Les Décombres, 1ère partie d ‘un ensemble intitulé Mémoires d’un fasciste a connu un grand succès de librairie lors de sa publication sous l’Occupation. Conçu comme une confession, ce pamphlet antisémite et collaborationniste d’une rare violence fit événement, on se l’arracha, ce qui pour le spécialiste constitue une information précieuse sur l’état d’esprit des années 30 et 40 en France. Elles sont marquées par une profonde perte de confiance dans le régime, une crise qui remet en question les valeurs et les fondements de la société occidentale.

Le livre de Rebatet illustre l’attrait exercé par le fascisme le plus dur sur les intellectuels, phénomène frappant des années 30.

Autre argument en faveur de sa publication : sa qualité littéraire indéniable, reconnue même par ses adversaires. Rebatet est un homme de lettres, journaliste jusque dans les années 40, hanté par la littérature. Condamné à mort après la guerre pour intelligence avec l’ennemi, il va bénéficier d’une pétition qui réunit les plus grands écrivains de l’époque autour de Jean Paulhan, d’Albert Camus à Paul Claudel en passant par François Mauriac, pour demander sa grâce. Sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité puis en 1947, Rebatet est gracié par le Président Auriol. Ce contexte illustre la place de l’Histoire et de la littérature, qui servent aussi de boussoles du temps présent.

Le travail de l’historien n’est pas, selon Pascal Ory, de se prononcer sur sa valeur morale mais d’essayer de démonter les mécanismes qui expliquent comment on devient un intellectuel fasciste. La publication d’un ensemble qui donne une idée complète du cas Rebatet permet de juger, pour se faire une opinion sur une question qui dépasse sa seule personne.

Pour Pascal Ory , sa dangerosité n’existe que si la société est prête à l’accueillir, c’est donc plutôt notre société qu’il faut interroger devant le succès médiatique récent d’intellectuels comme Alain Soral ou Tarik Ramadan, antisémites, conspirationnistes.

Pourtant sa publication pose un dilemme moral: faut-il publier tous les « grands » livres de la Collaboration? Même ceux qui font des appels très clairs à la haine antisémite, dans une période de montée de l’extrême-droite en France et en Europe, à l’approche d’élections où le Front National semble en mesure de l’emporter dans deux grandes régions françaises? Peut-on restreindre la liberté d’expression? Dans quelles circonstances ?

Certes la présence d’un important appareil critique, essentiel pour contextualiser le texte, dont les références sont très datées, aide le lecteur à prendre de la distance avec l’ouvrage. De plus, être exposé à des convictions, quelles qu’elles soient, n’implique pas de les adopter, encore moins d’agir en conséquence. Mais, comme Serge Klarsfeld dans un article récent du journal Le Point, on peut redouter leurs effets sur les esprits les plus faibles qui ne liront pas les commentaires d’accompagnement de l’ouvrage et le recevront à « l’état brut ».

De plus, la publication du Dossier Rebatet survient quelques mois après l’attentat contre l’hypercacher de la Porte de Vincennes en janvier 2015 : le moment est-il bien choisi ? La question de la temporalité se pose. L’assassinat de caricaturistes et d’éditeurs de Charlie Hebdo le 7 janvier dernier, perçu comme une atteinte à la liberté d’expression, a entrainé, en Europe et dans le monde, une vive controverse sur ses limites et ses contradictions.
L’arrestation en France, au lendemain de l’attaque sur Charlie Hebdo, de plusieurs dizaines de personnes (y compris des mineurs) pour propagande haineuse, a ravivé les débats sur ces questions, en France comme à l’étranger. Dans un éditorial, le journal canadien Globe and Mail accuse le gouvernement français d’avoir été trop loin: «Est-ce que des adolescents provocateurs qui crient « Mort à Charlie » devraient vraiment être détenus et condamnés pour des délits de terrorisme ? »

La législation française réunit trois séries d’incriminations, comprises dans les articles 24, 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui est le texte de référence sur la liberté d’expression : «l’injure», «la diffamation» et «l’incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence».

A titre d’exemple, si Jean-Marie Le Pen a été ainsi poursuivi pour «injure publique envers un groupe de personnes en raison de son appartenance à une ethnie» pour ses récents propos sur les Roms, l’essayiste d’extrême-droite Alain Soral l’était, lui, pour «incitation à la haine, à la discrimination ou la violence» contre le journaliste Frédéric Haziza et la communauté juive.

Pour la justice, il s’agit d’identifier le dommage causé par ce discours de haine, considéré comme un délit car il est dangereux. En France, la réponse à ces délits n’appartient pas qu’à l’individu visé. C’est une affaire de société, d’Etat, la haine est considérée comme un trouble à l’ordre public, auquel toute la société doit répondre. Ainsi quand Minute a comparé Christiane Taubira à un singe, c’est le parquet de Paris lui-même qui a déclenché les poursuites. Ainsi la loi assure une fonction symbolique d’affirmation des valeurs fondamentales de notre société. Dans le cas du Dossier Rebatet, attaquer sa republication en justice ne serait pas couronné de succès malgré la violence de ses propos car la jurisprudence tiendrait en compte du travail scientifique d’encadrement de l’ouvrage.

Mais plus largement, on est en droit de s’interroger sur les effets, conscients ou non, de tels écrits. Selon Jérémy Waldron, spécialiste de théorie du droit et de philosophie politique, les discours de haine ont un impact sur la valeur des libertés fondamentales et donc sur la qualité de la vie démocratique. Ils affaiblissent en effet la valeur de liberté et d’égalité des personnes stigmatisées et donc la démocratie de manière générale. Ce qu’explique Judith Butler dans « Le pouvoir des mots. Politique du performatif » : les discours de haine « contribueraient à instaurer, à répandre et à consolider une vision infériorisée de certaines catégories de personnes, fragilisant ainsi ces dernières, aussi bien d’un point de vue individuel (intériorisation de la norme et haine de soi) que social (sentiment d’impunité des auteurs d’actes de violence physique à l’encontre de ces personnes) ». En même temps, lorsqu’un pouvoir officiel essaie de contenir des discours jugés problématiques ou radicaux, cela peut paradoxalement favoriser leur circulation : les censures échouent à faire reculer les extrémismes, voire contribuent à les radicaliser.

Le débat n’est pas limité aux ouvrages français. De l’autre côté du Rhin, soixante-dix ans après la mort de son auteur, Mein Kampf va tomber dans le domaine public en Allemagne en janvier 2016. A l’Institut d’histoire contemporaine de Münich, une nouvelle édition est en cours, avec un appareil critique de 1300 pages sur les 2000 que compte le livre. Ce sera la première édition en allemand depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, un évènement. Comme le rappelle le journal Le Monde du 2 novembre, en France circule une édition de 1934, publiée par une maison d’édition proche de L’Action française, accompagnée depuis 1979 d’un avertissement rappelant l’incompatibilité totale entre les thèses racistes développées et les valeurs de la République. Des traductions pirates circulent dans de nombreux pays, connaissant un réel succès dans le monde arabe. De plus, Mein Kampf est consultable sur Internet sans aucune mise en garde. Dans ces conditions, publier une nouvelle version annotée scientifiquement, à l’exemple du « Dossier Rebatet » parait souhaitable.

Pourtant l’annonce en France d’une traduction du livre d’Hitler chez Fayard, encadrée d’un appareil critique rédigé par une équipe d’historiens, provoque une polémique. Les spécialistes sont divisés sur la nécessité de publier de telles œuvres.

Son intérêt historique lui-même est mis en question : s’il permet de comprendre l’idéologie d’Hitler, au-delà de son caractère nuisible, il n’aide pas à saisir le nazisme dans son ensemble, les ressorts des acteurs du génocide par exemple.

L’ historienne de la Shoah Annette Wieviorka, dont les grands-parents sont morts à Auschwitz, s’interroge sur l’intérêt de notre époque pour les « salauds » après l’entrée en Pléiade de Drieu la Rochelle, l’engouement des chercheurs pour les écrits intimes des nazis, la vente des 5000 exemplaires du premier tirage du Dossier Rebatet dès le premier jour de leur sortie. Pour elle, seule une édition universitaire de Mein Kampf, serait légitime, pour échapper à une publicité inacceptable.

D’autres historiens ont signé un appel en faveur d’une forme uniquement numérique afin qu’il ne devienne pas un livre comme les autres.
La directrice des éditions Fayard a devancé une autre inquiétude sur les gains issus de la vente de l’ouvrage en annonçant qu’ils seraient reversés à une association mémorielle qui reste à définir. De son côté, la Fondation pour la mémoire de la Shoah a d’ores et déjà déclaré qu’elle n’acceptera pas cet argent.
Le débat resurgit, comme pour le cas Rebatet, sur le danger d’une telle publication dans le contexte politique actuel qui rappelle en partie les années 30 : montée de l’extrême-droite, contestation de la démocratie, permanence de l’antisémitisme dans une période de crise et de chômage.

A l’opposé, les tenants d’une publication papier accompagnée d’un solide appareil critique, comme Henry Rousso, spécialiste du régime de Vichy, refusent d’exclure «du champ de la connaissance et de la pensée ce qui relève du mal » et choisissent d’aider le lecteur à comprendre. Pour ce qui est du contexte actuel, on peut arguer aussi que le Front National, parti créé en 1972 par deux membres d’Ordre Nouveau, un groupuscule d’extrême-droite inspiré par l’Action Française de Charles Maurras, n’est pas étranger au fascisme malgré sa stratégie récente de « dédiabolisation ». En témoignent les thèmes de prédilection de Marine Le Pen -immigration, xénophobie, remise en cause de la démocratie, corruption des élites. L’ennemi de l’intérieur n’est plus le juif des grandes heures antisémites du FN, mais le musulman qui envahit le pays.

Comment se situer par rapport à la pensée radicale et aux discours haineux ? Le problème est quasiment insoluble car d’un côté, certains de ces textes sont des sources historiques qui doivent être accessibles à chaque citoyen; de l’autre, on peut craindre le danger de laisser se propager de tels écrits de haine.

C’est aux juges qu’il revient d’apprécier ce qui relève de la liberté d’expression et de ce qu’elle ne peut justifier. Il n’y a pas de positionnement systématique mais un avis au cas par cas. Il revient aux Cours d’appel et aux Cours de cassation de trouver un équilibre entre protection de la liberté d’expression et répression des discours de haine.

A propos Eliane Faure-Vincent

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