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7L201: Dominique Bernard, professeur assassiné à Arras, texte d’Eliane Fremann

Presque trois ans jour pour jour après l’assassinat de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, devant son lycée de Conflans Ste Honorine, Dominique Bernard, professeur de Lettres, a été mortellement attaqué au couteau devant son établissement à Arras, le 13 octobre dernier par un jeune terroriste islamiste, ancien élève du lycée.

Les similitudes entre les deux attentats sont frappantes : date, mode opératoire, âge des assaillants (20 ans), origine (russe d’origine tchétchène ou ingouche), suivi par les services de renseignements français, recherche de la même cible : un professeur d’histoire, actes perpétrés au nom d’une même croyance fanatique, dans un contexte international particulièrement tragique qui les cristallise : suites de l’affaire des caricatures de Charlie hebdo pour Samuel Paty, attaque du Hamas et riposte israélienne pour Dominique Bernard.

Les réactions du gouvernement ont été immédiates : plan Vigipirate renforcé, rituels de deuil (minutes de silence, hommages et discours officiels), renforcement de la sécurité autour des établissements scolaires, déploiement des militaires de l’opération Sentinelle, dispositif d’écoute et de soutien psychologique. Dès 2013 une charte de la laïcité avait été créée pour aider les enseignants dans cette période, des références sur le sujet, fournies par le Conseil des sages en 2018, puis la création des référents laïcité. Mais ce second attentat installe la peur et ancre chez les enseignants l’idée qu’ils sont devenus une cible pour les islamistes. 

C’est parce que l’école est le ciment du commun, nous disent la philosophe Barbara Cassin et l’islamologue Rachid Benzine (1), le lieu d’apprentissage de la démocratie, qu’elle est visée par les djihadistes. L’école est aussi le miroir de la société et se trouve au croisement de ses préoccupations. Mais elles dépassent l’école. Or enseignants et école publique sont en 1ère ligne, surinvestis, et eux seuls, d’une mission symbolique : sauver la République !

Après les attentats de novembre 2015 contre Charlie Hebdo, les injonctions à dialoguer quotidiennement avec les élèves ont été faites aux enseignants, accusés d’avoir échoué dans la transmission des valeurs. Or le principe de laïcité, fondé sur l’argumentation, et la liberté d’expression sont vécues comme des brimades, des restrictions à leur liberté par des élèves souvent attachés à un discours religieux qui se pose en dogme infaillible et indiscutable. De plus, des fractures traversent le monde enseignant sur le concept de laïcité et la loi de 2004 sur le port de signes religieux à l’école. L’enseignement de l’histoire, une discipline qui ouvre à la réflexion distanciée et critique, est l’ennemi par excellence du fanatisme, d’autant plus qu’Internet entre aux yeux des élèves en concurrence avec les contenus pédagogiques transmis par les enseignants dont les compétences sont alors mises en cause.

Chargés de multiples missions (enseigner, éduquer, former aux valeurs de la République), les enseignants sont par ailleurs complètement déconsidérés dans la société et par le pouvoir politique : faibles salaires, classes chargées, formation réduite à 3 jours pour les vacataires et insuffisante, comme la formation continue, sur la psychologie des adolescents, la sociologie des publics,  l’enseignement laïque des faits religieux, l’éducation aux médias, l’évolution du monde arabo-musulman.., crise du recrutement (le ministère de l’Education nationale a publié des offres d’emploi sur Facebook),  démissions multipliées par 4 en 10 ans. 

On n’enseigne plus de la même façon qu’il y a 40 ou 50 ans

Tact et habileté sont nécessaires, dit Mara Goyet, professeure d’histoire géographie depuis 26 ans (2). Un enseignant sur deux s’autocensure (3): sur les sujets sensibles-la guerre d’Algérie, la Shoah, le génocide arménien- la prudence s‘impose. En deux générations, la situation de l’école a beaucoup changé. Certains jeunes, révoltés par les inégalités et injustices flagrantes vécues par leurs parents, s’affirment en opposant le récit familial transmis aux faits historiques, documentés, apportés par les enseignants. Ils sont parfois tentés par la violence.

Les professeurs ont le sentiment d’être devenus des prestataires de services, malmenés par les parents qui contestent les notes, interviennent contre eux sur les réseaux sociaux prompts à attiser la haine en ligne (le nom de Samuel Paty est devenu un mot-clef pour menacer un enseignant). L’insuffisance des moyens de la médecine scolaire met en danger aussi bien les élèves, parfois très fragiles psychologiquement, que les enseignants : meurtre d’Agnès Lassalle, professeure d’espagnol, en février, par un élève armé d’un couteau dans l’espace a priori sanctuarisé de sa salle de cours devant toute la classe ou de Fabienne Terral-Calmès, poignardée devant une quinzaine d’enfants de maternelle par une mère d’élèves délirante en 2014. Samuel Paty avait reçu des messages haineux et des menaces après la diffusion de rumeurs sur les réseaux sociaux, hors de contrôle. Sa hiérarchie, alertée, ne l’a pas protégé.

Comment protéger les personnels sans renier nos valeurs ? 

Appliquer le droit est indispensable mais on ne résoudra rien par la surenchère à chaque attentat (modifications de la constitution, exclusion des jeunes radicalisés du système scolaire etc…). L’école ne peut être l’unique réponse aux enjeux d’aujourd’hui, le seul rempart face à la violence, à la radicalisation, à la barbarie du fanatisme religieux et de son projet politique. C’est une réponse globale, de long terme qui est nécessaire.  Comme toutes les institutions, l’école est en difficulté et elle génère de la souffrance chez les enseignants, infantilisés, comme chez les jeunes : déconnectée des émotions, faite pour l’élite, elle accentue les inégalités sociales, révélant l’écart entre l’idéologie républicaine et le vécu quotidien de certains jeunes qui ne se reconnaissent pas dans ce qui devrait être une maison commune. Si les conditions d’exercice du métier diffèrent selon les lieux, les réformes des ministres successifs ne ciblent pas les vraies priorités. Elles se résument souvent à des postures, sans valoriser les expériences « qui marchent », n’encouragent pas la coopération, ne répondent pas à l’envie de comprendre le monde, à la quête de sens, de justice des jeunes, pour faire front commun contre la violence.

Sans se focaliser uniquement sur elle, on a besoin d’une croyance collective dans l’école, besoin de restaurer la légitimité des enseignants, qui ont la lourde tâche de soutenir les élèves dans un monde anxiogène, de les écouter et en même temps ne rien céder sur les contenus.

Les deux professeurs assassinés étaient des « passeurs de culture » qui croyaient au pouvoir émancipateur de l’enseignement par le savoir, l’art, la littérature. Ils l’ont payé de leur vie.

 

Eliane Fremann

1/ La Grande Librairie, le 25/10/2023, sur France 5, émission spéciale en hommage « à l’école, aux enseignants

2/ Autrice de Finir prof –Peut-on se réconcilier avec le collège ? R Laffont, 2023 sur son expérience du métier.

3/ Sondage IFOP, Fondation Jean Jaurès, 2021.

 

A propos Régis Moreira

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