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3L206: De la décivilisation de notre société à une recivilisation ? Par Jean Claude Devèze

De la décivilisation de notre société à une recivilisation ?

 

J’ai été interpellé le 2 avril par les propos de Jean Viard au Printemps de l’économie constatant la décivilisation de notre société française (il a pris l’exemple que 60% des enfants naissaient en France hors mariage) et espérant une recivilisation qui pourrait prendre en compte la révolution numérique. J’ai donc décidé d’aborder ce vaste sujet en proposant des pistes pour une réflexion opérationnelle en vue de co constuire notre future société civilisée (voir mon livre Vers une civilisation-monde alliant culture, spiritualité et politique paru chez Chronique sociale en 2020). Le thème  de l’avenir des civilisations a été abordé par divers auteurs comme Jared Diamond qui traite dans L’effondrement de la disparition ou de la survie des sociétés humaines, Samuel Huntington qui privilégie Le choc des civilisations par rapport aux affrontements idéologiques, Jean-François Colosimo qui dans Occident, ennemi mondial N®1 montre la montée d’un anti occidentalisme alimenté par des empires qui veulent prendre leur revanche.

 

Facteurs principaux conduisant à une décivilisation de notre société

  • Perte de repères structurants pour les enfants et les jeunes, d’où incivilité, impolitesse, manque de respect des adultes et des anciens, dépréciation du féminin chez trop de jeunes, addictions (drogue, iPhone, séries) , etc., ce qui conduit à des difficultés de reconnaissance de l’autorité de trop de parents, maîtres d’école, détenteurs d’une charge publique, etc.
  • Désaffection pour un large savoir ouvert à la fois sur le passé, le présent et l’avenir, en lien avec la perte du prestige de l’activité intellectuelle basée sur une large culture et celle de références à nos racines spirituelles et morales
  • Fractures sociales, montée des inégalités, ghettoïsation de quartiers, exploitation des travailleurs en première ligne, etc.
  • Société de consommation aux multiples objets de désir et aux loisirs trop souvent artificiels
  • Séparatismes scolaires, médiatiques, islamistes, en matière de logement, etc., d’où des impressions de vivre dans des mondes différents pleins de tensions alimentant méfiances, sentiments d’insécurité, peurs, violences…
  • Migrants mal intégrés et enfants français de migrants rejetant la République et ses institutions, d’où un terreau pour des problèmes de délinquance, de trafic de drogue, des émeutes urbaines, des stigmatisations, des racismes, etc.
  • Difficultés de trop de services publiques comme l’école, l’hôpital, la justice
  • Perte d’humanité dans trop relations avec les usagers et dans trop d’emplois, aggravé par l’inflation réglementaires et le règne du numérique désincarné et déshumanisant
  • Problèmes du sens du travail et de l’effort, mais aussi difficultés à assumer nos responsabilités personnelles et collectives et à cultiver notre sens de l’honneur
  • Crise de la conjugalité et de la parentalité, avec augmentation des divorces, des enfants nés hors mariage, des foyers monoparentaux souvent féminins, d’où baisse du nombre d’enfants, réduction du nombre d’habitants par logement, charges supplémentaires, etc.
  • Délitement de notre démocratie et de nos partis politiques, aggravé par la montée d’une propension à la haine et à la fureur contraire à l’éthique de la délibération.

Ceci se traduit sur le plan personnel par plus d’individualisme, de solitudes d’adultes et de personnes âgées, de problèmes psychiques, etc., et sur le plan collectif par plus de relativisme, de nihilisme, d’ « à quoi bonisme ».

 

C’est aussi le socle de notre civilisation française qui se fracture de plus en plus avec nos problèmes de civilité, de citoyenneté, de difficulté à discerner entre le bien et le mal, de vérités alternatives, de rapports paradoxaux avec ce qui nous entoure et avec la nature, de déviance de notre sens critique faute de rigueur, de multiplication de nos indignations sans implication durable pour remédier à ce à quoi nous voulons résister, de replis sur nos petits intérêts et avantages. Ceci entrave la résolution de nos problèmes économiques de compétitivité, financiers de déficit commercial et budgétaire, sociaux de délitement des liens dans notre société, environnementaux de gaspillages et manques de sobriété ; ceci nuit aussi à la mobilisation des diverses compétences et aux capacités de dialoguer et coopérer ; ceci affaiblit enfin notre socle commun indispensable aussi bien pour résister que pour co construire tout en nous ouvrant sur notre monde et sa riche diversité. Plus globalement, nous semblons manquer d’une vision de notre avenir, d’une boussole pour cheminer ensemble en dépassant nos diversités et en gérant nos contradictions, d’un projet pour mobiliser notre pouvoir de penser et d’agir avec des méthodes pour s’écouter, discerner, proposer, interagir…

 

Pistes pour se reciviliser

La société heureusement reste très vivante et réagit de multiples manières dont certaines sont créatives et porteuses d’avenir. Citons quelques domaines plus ou moins riches en initiatives :

  • En matière de démocratie locale, des communes et collectivités locales cherchent à co construire des solutions avec leurs citoyens : conseils participatifs, journées citoyennes, dossiers traités avec des citoyens tirés au sort, investissement décidés après consultation, etc. ; en parallèle, des associations travaillent à l’ancrage citoyen du développement local
  • Sur le plan politique national, le bilan reste maigre : s’il y a eu l’expérimentation prometteuse des conventions citoyennes, il faut noter les échecs du grand débat et de la Commission nationale de la refondation comme la déliquescence des partis politiques qui sont incapables de préciser leur identité, d’élaborer avec leurs adhérents des programmes cohérents, de promouvoir l’éducation politique, de faire émerger parmi les militants des personnalités crédibles, etc.
  • En matière d’environnement, il existe de multiples initiatives, mais elles ont du mal à converger dans le cadre d’une planification consensuelle des efforts et investissements prioritaires
  • Dans le domaine humanitaire et social, le tissu associatif reste divers et riche, mais il est de plus en plus débordé par l’ampleur de la tâche, les bénévoles comme les travailleurs sociaux étant eux-mêmes souvent découragés
  • Sur le plan culturel, la créativité reste grande, mais ceci donne plus l’impression de beaucoup d’initiatives dispersées qui ne génèrent pas un renouveau culturel fédérateur
  • En matière de valorisation des femmes et de promotion de rapports équilibrés entre hommes et femmes, des progrès encore trop lents sont accomplis
  • Sur le plan éducatif, il existe quelques initiatives fédératrices comme les Cités éducatives ou le Service civique, mais trop de régression d’organismes comme ceux travaillant à l’éducation populaire.

Parmi les pistes prioritaires pour reciviliser notre société, nous proposons d’approfondir les sept suivantes (voir pour plus de détail  le chapitre 4 de mon dernier livre Co Construire un devenir commun publié par Chronique sociale en mars 2024) :

  • Promouvoir une société éducative en cohérence avec des renouveaux humanistes, convivialistes et civiques tout en s’appuyant sur les fondamentaux de notre civilisation que sont vision éthique et respect d’autrui, aspiration spirituelle et recherche de sens, recours à la raison et esprit critique
  • Mobiliser notre intelligence collective et coopérative
  • Maîtriser une information interactive et utiliser de façon constructive et exigeante la révolution numérique
  • Rechercher une vision partagée reposant sur une quête rigoureuse de la vérité
  • Élaborer un projet politique commun allant du local au global
  • Veiller à la séparation du politique et du religieux et lutter contre toute atteinte à la laïcité
  • Inventer une gouvernance et un fonctionnement démocratique à la hauteur des ambitions.

Parmi les approches pour y parvenir, nous proposons les sept suivantes :

  • Promouvoir notre capacité de dialogue avec soi, avec les autres, avec la nature
  • Renforcer la cohérence entre ce qu’on pense, ce qu’on dit, ce qu’on fait en veillant à clarifier le sens de nos cheminements sur terre
  • Accepter de se confronter à ce qui nous dérange et être capable de se remettre en cause
  • Délibérer en respectant l’éthique du débat
  • Veiller aux interactions constructives entre transformations personnelles et transformations sociales
  • Approfondir ce qui relève de la recherche du bien commun et de la cogestion des communs
  • Mettre en débat ce que pourrait être un futur monde civilisé, habitable et démocratique.

Ce qui précède est proposé comme réflexion pour enrichir nos débats sur refaire la société française, poursuivre l’aventure européenne et veiller à l’avenir du Monde. Parmi les questions primordiales qu’il faudrait approfondir, je privilégie les trois suivantes :

  • peut-on réenchanter la société française sans un renouveau de notre socle culturel et de notre inspiration spirituelle ?
  • peut-on co construire un devenir commun européen sans un renouveau culturel et démocratique ?
  • peut-on co construire une mondialité humaniste et civique sans un renouveau humaniste et civique nourri par un dialogue intercivilisationnel ?

JC DEVEZE

 

A propos Régis Moreira

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