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Le dialogue interreligieux : une chance pour la laïcité

Sous l’impact croissant de la mondialisation, les sociétés évoluent rapidement : les brassages de populations aux coutumes et croyances différentes obligent à repenser les façons de vivre ensemble, et aussi de penser l’altérité ; l’autre n’est plus cet étranger lointain, on peut le rencontrer au coin de la rue, ou dans l’entreprise, l’association.

Dés lors, il faut apprendre à échanger avec lui et à construire avec lui,.Jacques Donzelot disait « faire société », Emmanuel Lévinas, philosophe de l’altérité, dit qu’on est responsable de l’autre dès qu’on le croise et qu’on voit son visage, où on peut voir toute sa vulnérabilité et que « le visage de l’autre est le lieu de la transcendance, dans la mesure où il met en cause le moi dans son existence d’être pour soi ».

Les religions nous ont-elles appris à mieux considérer l’autre et à mieux vivre avec lui ; théoriquement oui, car elles parlent toutes de l’amour du prochain ; concrètement c’est plus discutable, des siècles d’histoire nous ont montré beaucoup de violence et de mépris réciproque entre les nations qui abritaient les tenants des religions dites du Livre, mais aussi et surtout à l’égard des peuples et civilisations qui ne partageaient pas leurs croyances (et qu’il fallait dominer et exploiter); ces siècles ont donc construit une vision de l’homme et du monde très autocentrée sur les communautés d’appartenance les plus riches, et les croyances et visions du monde (laïques ou religieuses) qu’elles véhiculaient ; il semble que ce phénomène a été savamment entretenu par les institutions politico-religieuses de ces pays dominants.

Des siècles de domination monolithique et centralisée se trouvent donc aujourd’hui impactés par les migrations et les changements inter – culturels qu’elles apportent ; comment ces institutions vont-elles y réagir ?

Le principe de laïcité par exemple, comment va-t-il réagir et agir face au pluralisme religieux en France, où l’islam constitue déjà la deuxième religion ; saura- t- il faciliter le dialogue entre les croyants de ces différentes religions et avec les incroyants ?

Et l’Eglise, comment va-t-elle alléger ses dogmes et assouplir ses pratiques face à l’individuation des pratiques spirituelles, qui sont elles aussi très liées au métissage croissant des populations, et à la diffusion des connaissances par internet ?

L’islam saura- t- il laisser monter en son sein les soufis et les libéraux pour contrebalancer la puissance des intégristes ?

Chacun des pouvoirs en place, qu’il soit temporel ou spirituel, va donc être rapidement confronté à cette question de la place du religieux dans la société, mais il s’agit aujourd’hui d’un religieux diversifié et de plus en plus individualisé, comme l’explique Marie Claude Lutrand (sociologue toulousaine qui s’est spécialisée dans l’étude de ce phénomène) ;dés lors pour chacun de ces pouvoirs, la question va être : comment faciliter l’ouverture, l’échange, et la créativité, sous peine de perdre de l’influence auprès du plus grand nombre, et avec le risque de susciter des crispations et replis identitaires, toujours porteurs potentiels de peurs et de violences ?

Une des réponses consiste à faciliter, organiser, et animer la rencontre et l’échange entre les grandes et différentes visions du monde : spirituelle et religieuse d’un côté, rationnelle et matérialiste de l’autre : des associations et des organisations publiques et privées sont nées dans ce sens, portées par des athées ou par des croyants, je citerai par exemple le collectif Marseille Espérance, le groupe croyant – incroyant du GREP, le CIEUX, la Ligue de l’enseignement…. ; chacune des grandes visions du monde doit en effet pourvoir s’exprimer et se confronter aux autres pour s’enrichir mutuellement, et non dans un esprit de conversion.

Des chercheurs, nombreux, ont pris la plume pour éclairer et théoriser cette tendance  à la fertilisation croisée entre les différentes visions de soi et du monde :

  • André Comte Sponville et Luc Ferry qui parlent tous deux du nécessaire et irrépressible développement d’une spiritualité laïque, basée sur l’amour libre, sur l’expérience intérieure : « le divin s’humanise et l’humain se divinise, par conséquent c’est à l’intérieur de l’homme, et non en dehors de lui ou au-delà de lui, que la transcendance peut être approchée ; la société démocratique favorise le passage d’une transcendance verticale à une transcendance horizontale ;le sacré ne réside pas ailleurs que dans l’homme qui devient l’homme – Dieu » dit Luc Ferry ; « nous sommes des être finis ouverts sur l’infini, des êtres éphémères ouverts sur l’éternité, des êtres relatifs ouverts sur l’absolu » dit André Comte  Sponville qui se présente comme athée et agnostique mais qui relate une expérience personnelle d’ordre quasiment mystique
  • Mickael Foessel, qui pense que « la meilleure critique du néo-libéralisme c’est le message judéo chrétien » et Walter Benjamin, penseur juif allemand qui a écrit une synthèse remarquable entre messianisme et marxisme
  • Alain Badiou, qui rappelle le message de Saint Paul, profondément universel et égalitaire « Il n’y a ni juif ni grec, ni esclave ni maître, ni homme ni femme, car tous vous êtez Un en Jésus Christ » ; pour lui la Vérité était la valeur suprême au dessus des valeurs marchandes ou des valeurs communautaires
  • Pour l’Italien Toni Negri qui a écrit « L’empire » (bible de l’altermondialisme), Saint François d’Assise est le modèle de la joie militante
  • Jean Luc Nancy a réveillé le terme « adoration » pour décrire une vie qui ne serait pas assujettie au culte de la marchandise
  • Jean Pierre Dupuy et Slavoj Zitec, montrent qu’il y a des intégristes dans les deux camps, chez les scientifiques comme chez les religieux
  • Quentin Meillassoux, proche de Badiou, qui dit « dans les années 60 le marxisme ou la psychanalyse permettaient des échappées, mais aujourd’hui qu’est ce qui peut s’opposer à la force d’un monde fait de pouvoir et d’argent, sinon le divin »
  • Edgar Morin et Patrick Viveret dans « Comment vivre en temps de crise » parlent d’« une crise de la foi, où nous saisissons que nous sommes dans un moment où la question religieuse, au sens radical du terme de ce qui lie les êtres humains et fait sens pour eux, devient une question centrale,…. et aussi une opportunité pour apprendre à aimer »
  • Paul Boccara, maître de conférences et membre de la commission économique du PCF : « un humanisme de respect et de valorisation de la créativité de chacun comme créateur devrait s’opposer à tous les intégrismes ;l’universalité de cet humanisme pourrait être développé, depuis ceux qui se revendiquent de la laïcité voire de la libre pensée, jusqu’à un rapprochement oecuménique des religions sur des valeurs de tolérance, de paix, et respect de la dignité créatrice de chacun », il propose aussi de « construire une nouvelle gouvernance mondiale basée sur une démocratie participative autour des biens publics de l’humanité, et une culture de partage et d’intercréativité »
  • Mohamed Arkoun qui milite pour l’enseignement de l’anthropologie religieuse, « la laïcité bien comprise est un produit de la modernité critique ; loin d’être un danger pour la laïcité dans l’enseignement public, les religions ont au contraire une vertu irremplaçable pour exercer les jeunes à la distanciation critique des croyances et des valeurs qui conditionnent le plus intimement leurs jugements dans les confrontations interculturelles en cours »
  • Bernard Descouleurs, pour les chrétiens, qui pose les trois repères et exigences d’une spiritualité laïque :tout d’abord la quête de vérité qui « a besoin d’une parole qui éclaire du dedans ; malheureusement le discours dominant de l’institution religieuse se situe en extériorité…, il ne provoque pas d’écho au-dedans de l’homme en recherche de sens ; le parole qui donne vie est aussi Vérité, elle comporte par conséquent une dimension noétique qui nourrit la vie de l’Esprit, cette exigence est hélas méconnue par un grand nombre de pasteurs qui la confondent avec l’intellectualisme » ,ensuite l’expérience de l’intériorité « la profondeur ici recherchée est celle du fondement de soi, de ce lieu où l’être personnel se dégage de l’extériorité, des représentations et du discours, pour découvrir qu’il est en définitive autre chose que ce qu’il dit de lui-même », et enfin l’expérience de l’altérité « rencontre de l’autre homme reconnu comme frère pour lequel on peut sacrifier sa propre vie ; ici intervient aussi le phénomène de la reconnaissance : cet autre dont la présence est attirante peut être reconnu comme l’hôte intérieur, que certains identifient comme Dieu, et l’on découvre la nécessité du lâcher prise, ou de la déprise de soi ».
  • Le philosophe et homme politique indien Sri Aurobindo qui a beaucoup écrit sur « l’idéal de l’unité humaine » (à partir de ses écrits on a pu éditer un livre intitulé « L’avenir de la révolution française »)parlait beaucoup de la faculté de conscience dans l’homme, qui pour lui, est aussi une faculté cosmique ; tout homme en est porteur, et tout homme doit en être conscient ; cette faculté précède les facultés mentales et les englobe ; elle précède et englobe donc toutes les croyances et représentations, qu’elles soient scientifiques et matérialistes ou spirituelles et religieuses ; elle peut donc aussi les relier, les mettre en complémentarité, car de toute façon elles ont eu chacune une utilité à un moment donné dans l’évolution des sociétés humaines
  • Le dalaï lama a aussi à plusieurs reprises parlé de « spiritualité laïque », et un de ses représentants en France Thich Nath Hanh dit « Le fait de croire en une vérité absolue nous ferme à la compréhension et à la sagesse des autres, parceque l’objet de notre foi est une idée et non quelque chose de vivant ; mais si l’objet de votre foi est votre expérience directe et votre vision profonde, vous serez toujours ouvert »
  • Cette culture de la reliance a aussi été prônée par des sociologues athées et libres penseurs comme Marcel Bolle de Bal ; de même une éthique de la communication a été développée par Jurgen Habermas et une éthique de la reconnaissance par Axel Honeth, tous deux représentants de l’Ecole de Francfort
  • Le cardinal Ratzinger avait d’ailleurs longuement dialogué avec Jurgen Habermas sur le thème « Raison et foi », et avait beaucoup insisté sur la nécessité d’un tel dialogue « il est important de consentir à une écoute, à une forme de corrélation véritable également avec les autres cultures; il est important de les intégrer dans une tentative de corrélation polyphonique où elles s’ouvriront elles mêmes à la complémentarité essentielle entre raison et foi ; ainsi pourrait naître un processus de purification où en fin de compte les valeurs et les normes, connues ou intuitionnées d’une manière ou d’une autre par tous les hommes, gagneront une nouvelle force de rayonnement ; ce qui maintient ensemble le monde retrouvera de la sorte une vigueur nouvelle »
  • le jésuite et paléontologue Teilhard de Chardin a beaucoup écrit aussi sur la nécessité de croiser recherche scientifique libre et recherche spirituelle libre et de poursuivre ainsi la quête vers l’unité au service de l’évolution de la conscience «…capable d’opérer la synthèse de l’Esprit (en quoi consiste la seule définition possible du progrès)il ne reste au bout du compte, tout bien pesé, que la rencontre, centre à centre, des unités humaines, telle que peut la réaliser un amour mutuel commun…et il n’y a qu’une manière de s’aimer, c’est de se savoir surcentrés tous ensemble sur un même ultra-centre commun, en qui ils ne puissent parvenir chacun à l’extrême d’eux-mêmes qu’en se réunissant »
  • Le cardinal Oscar Madariaga du Honduras a développé le concept de « mondialisation de la solidarité » pour le mettre en face de celui de mondialisation marchande dont on mesure bien aujourd’hui, avec effarement, les dégâts, peut être irréversibles
  • La finance islamique est bien connue pour son éthique du prêt sans usure où le prêteur partage les risques comme les bénéfices avec l’entrepreneur, mais l’œuvre de Marcel Mauss et des socialistes utopiques français de la fin du XIX ème siècle (dont Jaurés,  Fourrier, Malon, Fournière) concernant « l’Esprit du don », les phalanstères, la propriété sociale, la justice sociale, et la construction d’une éthique mondiale, influencent largement aujourd’hui les expérimentations des jeunes générations qui agissent dans le cadre de l’économie sociale et solidaire et des « villes en transition »
  • Les concepts de démocratie et de république qui sont par définition intégrateurs  prônent la liberté de conscience comme un des droits de l’homme essentiel, et il est clair que leur diffusion progressive dans l’humanité, depuis l’époque des Lumières, a été et reste un facteur de progrès ; lors du Parlement mondial des religions du monde à Chicago en 1993, les valeurs éthiques séculières de la Déclaration Universelle des droits de l’homme ont fait consens et ont été approfondies, puis transmises en 2001 à l’assemblée générale des Nations Unies sous la forme d’un texte intitulé « Des ponts vers l’avenir » qui regroupe les valeurs fondamentales pour une éthique planétaire ; le principe central de l’humanité a été affirmé « chaque personne doit être traitée humainement » selon la règle d’or de réciprocité, et selon quatre axes : pour une culture de la non violence et du respect de chaque vie, pour une culture de la solidarité et un ordre économique juste, pour une culture de la tolérance et une vie véritable, pour une culture de l’égalité des droits et du partenariat entre hommes et femmes
  • Le théologien allemand Hans küng qui a participé à ses travaux de construction d’une éthique planétaire a déclaré « pas de paix entre les nations sans paix entre les religions, pas de paix entre les religions sans dialogue entre les religions, pas de dialogues entre les religions sans des standards éthiques globaux »
  • De nombreux chercheurs dans le domaine de la spiritualité intègrent eux-mêmes plusieurs sources philosophiques et religieuses : hindouisme et christianisme (Raymond Pannikar, Lanza del Vasto….), beaucoup de chercheurs croisent depuis une cinquantaine d’années sciences du vivant, sciences dures, physique quantique et spiritualité (Erwin Lazlo, Fjord Capra, Karl Pribram, Ruppert Sheldrake….) pour montrer que tout est relié, que tout converge, et que tout est un, ce que les mystiques de toutes les traditions ont d’ailleurs toujours affirmé à partir de leur expérience vécue (Maître Eckart, Ibn Arabi, Ramakrishna……..), enfin beaucoup de nos contemporains puisent aujourd’hui très librement dans l’ensemble de ces recherches très diverses, pour construire eux-mêmes leur propre recherche action, et certains, suite à des expériences personnelles (où ils vivent certains états de conscience) en font même leur projet de vie (Eckart Tolle, Andrew Cohen aux EU, Simone Weil, Etty Hillesum…. en Europe)….

Tous ces exemples, dont la liste est loin d’être exhaustive, montrent donc que nombreux sont les intellectuels et chercheurs (de toute obédience, de toute culture, de toute foi) qui  interviennent à ce moment précis de l’histoire où les institutions et les théologiens ne sont plus très écoutés, pour rappeler aux hommes qu’ils ont une part de divin en eux, et leur rappeler aussi qu’ils n’ont pas à se prendre pour des dieux capables de tout organiser et tout gérer, alors qu’en réalité notre planète se trouve, selon l’avis des experts de la communauté internationale, dans un état proche de l’effondrement.

Ils nous montrent aussi que la pratique de l’interculturel et de l’interreligieux est plus facile dans un contexte laïque, et que faciliter ce type de dialogue constitue même une chance historique pour la laïcité, qui voit aujourd’hui ses piliers culturels et ses symboles affaiblis (raison, nation, égalité, progrès, intégration) comme le souligne Régis Debray « Il y a une crise du nous collectif ».

Pourtant la laïcité est sans doute le facteur clef pour faciliter la construction d’une éthique de l’altérité, d’une culture de la reliance, d’un paradigme du dialogue, et cette construction est sans doute l’enjeu du XXI ème siècle.

Pour ma part, je pense toutefois qu’il ne suffit pas de proclamer la laïcité (comme on proclame aussi les trois valeurs fondamentales de la République), sans les assortir de l’organisation et animation de dispositifs qui en facilitent l’apprentissage puis l’exercice dans l’espace public (comme le disent aussi Jacques Donzelot et Jurgen Habermas); je soulignerai donc la nécessité de former des animateurs qui soient capables d’organiser et animer de tels types d’échange; le rôle de ces nouveaux animateurs- facilitateurs et de ces nouveaux dispositifs serait de faciliter l’échange d’expériences vécues entre personnes, et de faciliter le repérage réciproque des liens entre expériences, de faciliter la co-construction de langage commun et de problématiques communes, de faciliter la co-construction de valeurs de référence communes, de solutions transverses ; bien sûr des chercheurs appartenant à toutes les disciplines seraient mis en présence des citoyens acteurs pour les accompagner, si nécessaire et sur un pied d’égalité, dans cette co-construction, un peu comme font les université de pays, les universités du citoyen, et aussi comme pratiquent les militants d’ATD  Quart Monde dans ce qu’ils appellent « le croisement des savoirs et des pratiques ».

Ce type de dispositifs pourrait s’avérer particulièrement utile dans les banlieues des grandes villes, là où la mixité des populations, des cultures et religions, est la plus forte, et là où la cohésion sociale est donc toujours un défi ; avec Marie Claude Lutrand qui a déjà une longue expérience et une bonne renommée dans champ d’action, je proposerai donc de former ce nouveau type d’animateur – facilitateur.

Georges Dhers,
Acteur et chercheur dans le champ de la création et animation du lien social

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