En-tête

Lettre n°147 - Juin-Juillet-Août 2016 

 

 Sommaire

L’agenda 

 

L’éditorial

Notre communauté nationale doit choisir entre délitements et tissages de liens

Nouvelles de l'association

Université d'été

Avenir de D&S

Conseils de lecture

Le choc Simone Weil

Résonances spirituelles

Le petit Prince s’en fut revoir les roses

Compassion

Démocratie et spiritualité

La foi au risque de la complexité

Échos d'ailleurs

Le malaise dans la démocratie (livre de JP Le Goff paru chez Stock, 2016)

Emmanuel-Juste Duits : débattre avec méthode pour sortir du relativisme

 

Informations diverses 

UN NOUVEAU SITE  

PLUS ATTRACTIF ET PLUS INTERACTIF DE D&S EN COURS D’AMÉLIORATION EN 2016.

http://www.democratieetspiritualite.org/

C'est là que vous trouverez désormais toutes les informations concernant nos activités et toutes nos publications et réflexions. Nous comptons sur vos suggestions pour continuer à l'améliorer. 

Agenda

Soirées conviviales au 250 bis Boulevard Saint-Germain (75007) (nouveau digicode extérieur : 25B01 ; intérieur dans le hall: 62401 ; salle au premier étage)

• Mardi 18 octobre de 19H à 21H : conviviale sur un sujet d’actualité

• Lundi 7 Novembre : soirée en souvenir de Christian Saint Sernin (précisions dans la lettre de septembre)

• Décembre : soirée prévue sur la transcendance

Méditations interspirituelles les mercredi 28 septembre, 26 octobre, 30 novembre, 25 janvier de 18h15 à 19h15, au Forum 104, 104 rue de Vaugirard (75006)

Conseil d'administration de D&S le mercredi 5 octobre à 17H dans la grande salle au 21 rue des Malmaisons (75013)

Groupe "cheminements" le mardi 20 septembre à 16h30, salle Gandon au 21 rue des Malmaisons (75013)

Université d’été 2016 (26, 27, 28 août à Lyon) : « Intégration et diversité, un défi culturel, social et civique »

Formation 2016 : le samedi 3 décembre 2016, une journée consacrée à L'éthique du débat dans les locaux du Pacte civique, au 250 bis Boulevard Saint-Germain (75007) (nouveau digicode extérieur : 25BO1 ; intérieur dans le hall: 62401 ; salle au premier étage)

L’éditorial

Notre communauté nationale doit choisir entre délitements et tissages de liens

Notre pays est secoué par des conflits qu'il a de plus en plus de mal à régler sans violences et sans frustrations pour ceux qui ne se sentent pas pris en compte. Ces phénomènes sont d'autant plus dangereux qu’ils érodent le sentiment d'appartenance à une même communauté nationale : le droit de grève dévoyé en blocage de sites remet en cause le droit de travailler et d'entreprendre d'autres concitoyens, la demande de retrait de la loi travail par certains syndicats conduit à une fracture avec d'autres syndicats et à la négation du pouvoir législatif des élus du peuple, l'abus de position dominante du syndicat du livre porte atteinte à la liberté d'expression des journaux nationaux, etc…

Actuellement quatre cercles vicieux peuvent conduire à la prise de pouvoir par les franges populistes, nationalistes et fascisantes de notre pays :

• la captation du pouvoir politique par une oligarchie conduit à la perte de sa légitimité et donc de sa capacité à gouverner le pays et à réformer, ce qui peut aboutir à une demande d'autorité forte censée régler nos problèmes sans associer les citoyens aux décisions ;

• la captation du pouvoir économique et financier par une minorité de plus en plus riche et/ou corrompue conduit à la montée des inégalités et à la dégradation du lien social, ce qui peut dégénérer en un populisme autorisant à se défouler sur des boucs émissaires comme les immigrés, les élites, la mondialisation ou l'Europe ;

• la perte de repères culturels communs et le relativisme ambiant conduisent à des identités à la carte et/ou des replis communautaires, ce qui peut déboucher sur un repli national et l’incapacité pour notre pays de contribuer à la construction d’une mondialité à visage humain ;

• le choix des électeurs anglais de sortir de l’Union européenne peut faire école et conduire au détricotage progressif de ce projet  qui devait aboutir à l’émergence d’un acteur fort susceptible  d’inspirer cette mondialité.

C'est pourquoi il faut regretter que la présidence de François Hollande n'ait pas permis de lancer des dynamiques vertueuses : une mutation démocratique permettant de rééquilibrer l'exercice du pouvoir en promouvant une implication citoyenne responsable, une dynamique de l'emploi permettant de rendre crédible l'ascenseur social et de renforcer les liens interpersonnels dans nos territoires, la promotion d'une société éducative porteuse de valeurs communes et préparant à la délibération démocratique et à la coopération.

Des éléments à partir desquels construire notre avenir commun existent : nombreuses initiatives associatives et citoyennes, pertinence des diagnostics des problèmes de nos sociétés, prises de conscience des défis à relever, etc. Il faut aller plus loin en développant nos aptitudes à reconnaître nos fragilités, ce qui pousse à la compassion et à la fraternité, et à prendre en compte nos interdépendances, ce qui incite à coopérer. 

Pour lutter contre une morosité ambiante provenant du sentiment de délitement de notre communauté nationale, il est proposé de tisser à temps et à contretemps des liens et de relier tous ces relieurs* pour construire une société reposant sur un réel partage du pouvoir et des responsabilités. 

                                                            Le Bureau

* Cf. Les tisserands, réparer ensemble le tissu déchiré du monde, Abdenour Bidar, Les liens qui libèrent, 2016

                                                                                        

Nouvelles de l'association

 

Université d'été

Le programme de l'Université d’été 2016 de D&S (26, 27, 28 août à Lyon) est disponible sur notre nouveau site, ainsi que le bulletin d'inscription. Rappelons le thème retenu : « Intégration et diversité, un défi social, culturel et civique ».

Lien pour consulter le programme ( cliquez en fin de programme pour s'inscrire) :  http://www.democratieetspiritualite.org/rendez-vous/httpwww-democratieetspiritualite-org20150602programme-ue-201-et-spiritualite/

 

Avenir de D&S

Le conseil d'administration de D&S a été centré en seconde partie sur l'avenir de notre association qui rencontre des difficultés à se renforcer, se renouveler et à conduire toutes ses activités.

Trois scénarios ont été proposés au débat par JB de Foucauld :

-         poursuivre nos activités en restant une association de second degré  qui préserve son originalité : aider à approfondir son intériorité pour être acteur ailleurs dans la société, et cela selon nos moyens ;

-         se rapprocher d'autres organisations comme le Pacte civique, la Vie nouvelle, etc. ;

-         fusionner avec une autre organisation.

Un consensus s'est dégagé pour poursuivre nos activités en prenant en compte les moyens que nous arrivons à mobiliser. Il s'agit en particulier de maintenir l'organisation d'une université d'été annuelle et de formations spécifiques, la publication de la lettre, des groupes pour cheminer ensemble.

Diverses pistes de travail ont été proposées :

-         développer les synergies entre D&S et le Pacte civique tout en préservant notre spécificité ;

-         s'ouvrir plus sur la société en mobilisant des personnes connues pour nous rendre attractifs ;

-         s’efforcer de parler toujours plus à partir du « je », ce qui favorise l'émergence d'une parole partagée ;

-         continuer à privilégier la qualité de notre travail sur la quantité de nos membres.

-         cheminer ensemble en recherche de sens et d'actions authentiques.

 

Conseils de lecture

Chaque année, D&S propose deux lectures communes à nos membres, ce qui conduit la plupart du temps à une réunion d'échanges autour des livres choisis (voir ci-après le livre sur Simone Weil). Notre dernier conseil d'administration vous propose des lectures d'été qui devraient nous permettre de sélectionner deux nouveaux livres :

DIEU PAR LA FACE NORD, Hervé CLERC. Albin Michel, 2016

SOUVENIRS. Alexis de Tocqueville, Folio, 1999

AU NOM DU PÈRE ET DES FILS, Tania Heidsieck. Guershon, 2016

DIEU EN QUETE DE L'HOMME, Abraham Joshua Heschel. Seuil

UN SILENCE RELIGIEUX. LA GAUCHE FACE AU DJIHADISME, Jean Birnbaum, Seuil, 2016

LE MARIAGE INTERIEUR : EN ORIENT ET EN OCCIDENT, Dr Jacques Vigne, Albin Michel

TRAITES ET SERMONS, Maître Eckhart. Flammarion. 1999

CHRETIEN ET MODERNE, Philippe d’Iribarne. Gallimard, 2016

    Est-il possible de dépasser le contentieux entre le christianisme et la modernité ? Oui, estime           Philippe d’Iribarne, observateur de longue date des mouvements culturels, et depuis longtemps convaincu que la religion chrétienne a encore un rôle à jouer dans le monde moderne. Modernité et christianisme n’ont pas à être renvoyés dos à dos. Tous les deux doivent convenir que leur histoire et leur sort sont intimement liés. Ils ne peuvent faire autrement que de continuer à avancer de concert, dans un rapport critique réciproque.

 

Le choc Simone Weil

 Approche du livre de Jacques Julliard (Flammarion, 2014) présenté par Paul-Philippe Cord à la réunion conviviale du 9 mai

Jacques Julliard, né le 4 mars 1933, est un acteur important de la gauche française. Normalien, historien et ancien responsable syndical, iI a contribué à la déconfessionnalisation de la CFTC. Éditorialiste du Nouvel Observateur durant 32 ans, il est un grand lecteur de deux figures spirituelles engagées, Pascal et Simone Weil.

On ne sort pas indemne d’une lecture de Simone Weil(1909-1943), nous dit-il. Avec elle, on rencontre Camus, Blanchot, Lévinas, Alain son maître…Simone Weil est une inflexible, engagée, questionnée par la foi, par le sens et la perte de sens de la vie ; elle est une pourfendeuse de la force.

« Militante, mystique et philosophe, insoumise et absolue, guerrière sans concession de la liberté d'esprit. Un modèle ? Non, mais pour chacun de nous un défi », dit-il de Simone Weil en quatrième de couverture.

Jean- Baptiste de Foucauld salue en elle l’engagée qui paie de sa personne, retrouvant  dans son parcours trois valeurs qui lui sont chères: Résistance, Régulation, et Utopie.

Engagée

« Engagée, non ! Immergée dans le partage de la condition ouvrière ». La Révolution n’est révolution que si la responsabilité du travail est transférée au travailleur. Transférer cette responsabilité du patron à l’apparatchik ne change pas la condition ouvrière (cf. p 21 et 46-48). Marx n’a pas répondu à la totalité de la condition ouvrière (p 52).

L’humiliation, l’esclavage, c’est se faire imposer des tâches décidées par d’autres et dont on ne comprend pas le sens ; c’est l’impossible exercice de la pensée (p 54 et 63).

Intransigeante

Elle ne fait pas de compromission avec la vérité même si celle-ci vient contredire sa propre affirmation (p 30-31 et 33 et 65). Elle est révolutionnaire et affirme le besoin d’ordre. Elle est pacifiste, approuve la non- intervention de Léon Blum en Espagne, mais s’engage elle-même auprès des républicains espagnols. Puis elle écrit à Bernanos sur les exactions des républicains: « un abîme sépare les hommes armés de la population désarmée » (p 27).

Elle est juive, mais elle n’a pas de mots assez durs sur le Dieu de l’Ancien Testament : « Un Dieu grincheux, tyrannique, jaloux et sanguinaire ». Elle est Christique mais refuse le Catholicisme, compromis, selon elle, avec le pouvoir temporel (p 97).

Travail et soumission

Le travail est pour l’homme le lieu de la civilisation et l’absolue nécessité d’être. Le travail est d’une part une confrontation personnelle à la résistance du réel, d’autre part  une contribution à la cité, et l’intégration au collectif (p 50). Les valeurs qui servent la réalisation du travail : la Vérité, la Justice, la Liberté, l’Ordre.

Comme en amour, il faut une soumission à l’Ordre en ce qu’il est bon. Soumission aux autres, à la nature, à l’ordre des choses. Soumission consciente à la vérité de la nécessité.

Le progrès n’est bon que s’il est un approfondissement et non une accumulation : « éliminer l’inutile pour révéler l’essentiel».

Le travail est une appropriation de la création, un achèvement du monde. Là encore, il s’agit de se rapprocher de la matière pour en révéler sa vraie nature (divine) et non la dévoyer pour ce qu’elle n’est pas. « L’œuvre confrontée à la résistance de la matière est le plus bel achèvement de l’esprit humain ». Le travail doit être pour chacun un espace de création en cohérence avec celles des autres créations auxquelles il contribue.

La Force et le pouvoir pour lui-même, l’Argent et tout ce qui est accumulation de richesses. la soumission au « gros animal » (p 67), qui est la pression collective et la Force. (p 49-51, 71 et suivantes) desservent la réalisation du travail.

En conclusion, soumission au réel, oui ; soumission à la force non!  (p 99).

Mystique

Simone Weil, une  effrayante mystique » pour qui il a « une admiration terrifiée, une adhésion répulsive » nous dit Jean Bastaire cité par Jacques Julliard (p 87-90).

Simone Weil rejette l’Ancien Testament et son Dieu tout puissant qui exige la soumission de son  Peuple par la Force. Faute de Liberté, il ne peut qu’obéir en se conformant aux rituels sans respiration. « Dieu un, purement un, est une chose. Dieu en trois personnes est une pensée. » (p116)

Selon Simone Weil : Dieu s’est retiré, mais le Christ est le médiateur entre Dieu et sa création, médiateur entre les hommes tels qu’ils sont, qu’il appelle à la conversion, adhésion à leurs vraies natures (p97).

Selon A.Camus, le mal est la démonstration de la non existence de Dieu. Simone Weil écrit « la grande énigme de la vie humaine ce n’est pas la souffrance, c’est le malheur ». Jacques Julliard commente ainsi : « Il inspire un dégoût et même une répulsion de soi-même mêlé à un sentiment de culpabilité, de souillure et de déchéance sociale. » (p37). Et pourtant, ce malheur consenti comme une obéissance à l’ordre du monde est une « merveille de la technique divine » ; comme  le Christ s’est vidé de sa divinité par amour, le malheur est (…) la face négative du commandement d’amour (p38). Comme une initiation au mystère de la Croix et à la beauté du monde (cf. p23 et 105).

La passion du Christ, selon S. Weil, est l’image même du malheur. Trahi, renié, abandonné des siens, le Christ  va souffrir sa passion seul, traversée du malheur qui s’achèvera par la résurrection.

Dans ce livre, Jacques Julliard donne à saisir deux fondements de la pensée de S Weil :

• Le travail comme achèvement de l’homme dans sa pleine humanité.

• Dieu et la possibilité du mal, le malheur.

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Résonances spirituelles

 

Le petit Prince s’en fut revoir les roses 

 Texte lu à la méditation interspirituelle au Forum 104 le 25 mai

« Vous n’êtes pas du tout semblables à ma rose, vous n’êtes rien encore, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisées et vous n’avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard. Ce n’était qu’un renard semblable à cent mille autres. Mais j’en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde. »

Et les roses étaient bien gênées.

« Vous êtes belles, mais vous êtes vides », leur dit-il encore. « On ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à moi, un passant ordinaire croirait qu’elle vous ressemble. Mais à elle seule, elle est plus importante que vous toutes, puisque c’est elle que j’ai arrosée. Puisque c’est elle que j’ai mise sous globe. Puisque c’est elle que j’ai abritée par le paravent. Puisque c’est elle dont j’ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons). Puisque c’est elle que j’ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même quelque fois se taire. Puisque c’est ma rose ». 

Et il revint vers le renard :

- « Adieu », dit-il...

- « Adieu », dit le renard. « Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux ».

 

                     Extrait tiré du "Petit prince" d’Antoine de Saint Exupéry. Ed. Folio. p. 76 

    Ce texte a été lu entre deux longs temps de silence.... Voici ce qu’il a inspiré à ceux et celles qui    partageaient ce moment de méditation :

         « Un cœur aime rencontrer un autre cœur. »

         «  Être présent et disponible tout comme la rose se laisse regarder. »

         «  Les roses fanées, les regarde-t-on avec le même cœur ? »

         «  Et si l’amour, c’était  juste  d’aimer sans rien attendre. »

 

Compassion

 "A ceux qui se demandent quel sorte de manque ronge silencieusement nos sociétés, il faut répondre : la compassion. Cette sollicitude spontanée que les bouddhistes appellent la maitri et qui est assez proche, au fond, de l'agapê des chrétiens. Aujourd'hui, on a beau prendre la réalité contemporaine par tous les bouts, une évidence crève les yeux : la compassion est en train de quitter notre monde. A petits pas. Insidieusement. Or, avec la compassion, c'est le bonheur de vivre qui s'en va. Disons même la gaieté.

Nos rires deviennent tristes. Notre sérieux est navrant. Nos prudences sont moroses. Nos "fêtes" sont sans lendemain. Nos plaisirs sont boulimiques et plutôt enfantins. Tout se passe comme si la frénésie jouisseuse de l'époque cachait une sécheresse de cœur et une stérilité de l'esprit. La gaieté véritable, celle que nous sommes en train de perdre, c'est celle de l'aube, des printemps, des projets. Elle se caractérise par une impatience du lendemain, par des rêves de fondation, par des curiosités ou des colères véritables : celles qui nous "engagent". Cette vitalité joyeuse ne doit pas être abandonnée à la contrebande des amuseurs médiatiques ou des clowns politiciens." 

      Paroles partagées avec Jean-Claude Guillebaud à une conférence en 2015 à Briec-de-l'Odet

 

 

 

 

 Démocratie et spiritualité

 

La foi au risque de la complexité

Chronique de Bernard Ginisty du 8 juin 2016

 Il y a plus de 50 ans, un grand théologien luthérien Paul Tillich, soulignait la difficulté de traiter de la foi dans le contexte de la modernité. En guise d’introduction à son ouvrage Dynamique de la foi, il écrivait ceci: « Il y a peu de termes du langage religieux, tant théologique que populaire, qui prêtent à autant d’incompréhensions, de déformations de sens et de définitions contestables que le terme de foi  (…) Aujourd’hui, le terme de foi  embrouille, égare, produit tour à tour le scepticisme et le fanatisme, la résistance intellectuelle et l’abandon sentimental, le rejet d’une religion authentique et la soumission à ses contrefaçons. C’est pourquoi on serait tenté de suggérer que le mot « foi » soit abandonné purement et simplement. Mais, nous n’avons pas jusqu’à présent d’expression équivalente pour la réalité que désigne le terme de  foi ». Cette réalité, Tillich la définit ainsi : « la dynamique de la foi est la dynamique de la préoccupation ultime de l’homme »(1).

Un acte de foi ne saurait être la conclusion scientifique d’une philosophie et d’une théologie impeccable. C’est un acte synthétique qui concerne la totalité d’un être humain. Elle n’a de sens que par un engagement. Notre condition humaine fait que nous nous constatons existants, avec toutes les questions qui peuvent se poser à un être humain. Nous nous éprouvons vivants avant de savoir, intellectuellement, si cette vie à un sens. Et l’acte de foi fondamental qui nous encourage à vivre s’origine dans notre premier regard d’enfant arraché au ventre de sa mère qui, au moment où il perd ce que Romain Rolland appelle le sentiment océanique, découvre le regard de quelqu’un qui est un autre, non pas menaçant, mais bienveillant.

Aucun être ne peut vivre si, de façon au moins implicite, il ne croit pas que « çà vaut la peine de vivre » et « qu’il est quelqu’un pour quelqu’un ». C’est le sens des premières lignes de l'ouvrage d’Albert CAMUS, Le Mythe de Sisyphe : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit à neuf ou douze catégories vient ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d’abord répondre (…) Ce sont là des évidences sensibles au cœur, mais qu’il faut approfondir pour les rendre claires à l’esprit » (2).

Dès lors, s’agissant de la foi, il n’y a pas ceux qui savent, et ceux qui ne savent pas, il n’y a que des itinéraires. Et la vraie frontière ne passe pas entre ceux qui croient ou ne croient pas à telle ou elle proposition, mais entre ceux qui sont toujours en recherche et en marche, et ceux qui pensent qu’ils sont arrivés et qu’ils n’ont pas besoin d’interroger leurs certitudes. Au sein de chaque institution, de chaque parti politique, de chaque Église, il y a ceux qui sont assis, parce qu’ils pensent avoir « trouvé ». Leur seul problème désormais est de siéger, de gérer et de défendre leurs frontières. Mais il y a aussi ceux pour qui chaque jour est une invitation à la découverte et à se risquer sur des nouveaux chemins. Le spectacle du monde que nous donne à voir chaque soir le journal télévisé risque de faire de nous des installés dans nos fauteuils distribuant bons et mauvais points à ceux qui luttent et se battent. Si l’on sort de ce confort pour accueillir les multiples rencontres qu’offre toute existence, on découvre que les antagonismes fondamentaux entre le bien ou le mal, le vrai ou le faux, le beau et le laid n’opposent pas un être humain à un autre, une institution à une autre, une religion à une autre, mais traversent chaque être humain, chaque institution, chaque religion. On quitte alors les postures de pourfendeurs de l’erreur ou de croisés du bien, pour apprendre à vivre l’ambiguïté et la complexité de toute situation humaine.

(1) Paul TILLICH (18861965) : Dynamique de la foi, éditions Casterman 1968 page 17. D’origine allemande, Paul Tillich fut chassé de l’Université pour avoir pris la défense d’étudiants juifs molestés par les nazis. Il s’exila alors, en 1933, aux Etats Unis d’Amérique.

(2) Albert CAMUS (19131960) : Le mythe de Sisyphe, in Essais, La Pléiade, éditions Gallimard, 1967, p. 99.

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Échos d'ailleurs

Cette rubrique se propose de se faire l’écho d’articles de presse, de livres ou d’autres formes d’expression (cinéma, théâtre, conférence) qui évoquent les liens et les tensions entre démocratie, spiritualité, culture, religion, politique. Nous vous invitons à l’alimenter de vos propres découvertes.

Le malaise dans la démocratie (livre de JP Le Goff paru chez Stock, 2016)

Jean-Claude Devèze

Selon l’historien Jean-Pierre Le Goff, les bouleversements qui se sont produits des années 1960 à aujourd’hui et la « révolution culturelle » qui les a accompagnés ont entraîné, dans les pays démocratiques, des fractures révélant des conceptions contradictoires du rapport au travail, à l’éducation, à la culture et à la religion. D'où sa recherche : « Je cherche à cerner quelques grandes fractures entre l'ancien et le nouveau monde qui me paraissent symptomatiques d'un malaise français et européen et ne sont pas sans rapport avec le chaos des idées ou la façon dont nous avons pu réagir aux événements tragiques de janvier 2015. »

Ce livre met en lumière les postures et les faux semblants d’un conformisme individualiste qui vit à l’abri de l’épreuve du réel et de l’histoire, tout en s’affirmant comme l’incarnation de la modernité et du progrès. Il montre comment une nouvelle conception de la condition humaine s’est diffusée à travers un courant moderniste de l’éducation, du management, de l’animation festive et culturelle tout autant que par des thérapies comportementalistes, des courants spirituels et de l’écologisme. Une « bulle » hédonique, voire angélique, s’est ainsi construite tandis que la violence du monde frappait à notre porte. Faute d’affronter ces questions, les démocraties se condamnent à demeurer aveugles sur leurs propres faiblesses internes qui les désarment face aux nouveaux désordres du monde et aux ennemis qui veulent les détruire. Camus déjà nous mettait en garde sur un impératif plus que jamais d’actualité : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »

Dès l’introduction, l’auteur constate que nous sommes passés d’une époque où affronter l’ennemi faisait partie des tragédies de la vie à celle d’aujourd’hui où l’on veut vivre en paix, sans ennemi, comme on l’entend, nos émotions étant à fleur de peau. Le terrorisme fait apparaître une confrontation entre deux mondes, celui du mépris fanatique de la mort à celui du souci individualiste de soi. Il s’agit donc d’éclairer le soubassement culturel et sociétal du malaise démocratique actuel dans une période critique de notre histoire.

Une contre-culture se présentant sous les traits de l’anticonformisme, de la fête et de la rébellion a eu tendance à se prendre pour le centre du monde tout en oubliant trop souvent de se confronter aux réalités. « Des seuils ont été franchis qui font apparaître nombre de principes, d’idées et de débats comme tournant de plus en plus à vide parce que leur rapport à la réalité et à l’état de la société est de plus en plus décalé. »

Le relativisme culturel qui se répand dans notre société, longtemps marquée par l’ethnocentrisme, rend problématique le rapport que l’individu entretient avec ses semblables, avec son pays et ses institutions, avec l’héritage politique et culturel dans lequel il s’inscrit ; on est confronté à une montée de l’insignifiance qui conduit à une crise du processus identificatoire. De plus, centré sur lui-même, l’individu contemporain a du mal à accepter le renoncement et le décentrement qu’exige toute vie collective et à supporter les règles de la vie publique.

Le chapitre « L'éducation : le grand chambardement » présente des analyses intéressantes pour mettre en perspective un nouveau monde où le désir d'enfant conduit trop souvent à satisfaire ses désirs ; cela ne contribue ni à lui inculquer la politesse, ni à lui laisser le temps de mûrir pour atteindre l'âge de la raison et de la citoyenneté. Comme le suggère Hannah Arendt, le risque est que, l'autorité ayant été abolie, « cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d'assumer les responsabilités du monde dans lequel ils ont placé leurs enfants ».

L'approche de la déshumanisation du travail est percutante : « L'augmentation de la production, du bien-être matériel et de la consommation s'est effectué au prix d'une individualisation et d'une déshumanisation du travail, de la destruction du savoir-faire et des solidarités traditionnelles. » . L'auteur montre bien les faiblesses d'un management moderne logomachique qui ignore le bel ouvrage, l'entraide et la sociabilité ; l'injonction à plus d'autonomie du salarié s'accompagne d'outils d'évaluation et de contrôle par rapport à l'atteinte d'objectifs souvent inatteignables et la montée de l'arrivisme remet en cause la promotion sociale.

En parallèle, on assiste à une déculturation d'un nouveau monde envahi par une culture privilégiant les animations et les fêtes de tout genre : patrimoine animé, nature éducative, art participatif...Les responsables politiques essaient plus d'être dans le vent des nouvelles modes- au risque de promouvoir une culture aseptisée-  que dans le soutien aux initiatives culturelles susceptibles d'affronter les mutations en cours. 

Un chapitre contestable est celui intitulé « De nouvelles formes de religiosité diffuse : développement personnel, néo-bouddhisme et écologie ». Les critiques souvent pertinentes de prêchi-prêcha « en dehors de l’histoire et de la réalité » ne justifient pas une descente en flamme de ceux qui sont des croyants authentiques ou de ceux cherchent à conjuguer foi, vérité et cohérence dans leur vie. L’auteur affirme, sans en apporter la preuve, que cette religiosité « permet d’échapper mentalement aux désordres du monde, au tragique de l’existence et aux situations difficiles auxquelles les individus sont confrontés ». Il aurait été intéressant qu’il approfondisse comment ces recherches spirituelles et religieuses permettent ou non de dépasser des bricolages destinés à donner du sens à une vie et contribuent ou non à articuler transformations personnelles, collectives et politiques.

Ce chapitre centré sur l'attaque d'une certaine religiosité l’autorise en conclusion à généraliser sa critique sur un « discours filandreux et bourré de bonnes intentions » qui débouche sur la dépréciation de notre passé et de notre culture et sur un appel au changement s’appuyant sur de nobles sentiments. A partir de son diagnostic sur les faiblesses de notre civilisation désincarnée, Jean-Pierre Le Goff souhaite une affirmation plus nette des valeurs républicaines, plaide pour la lucidité en matière de lutte contre le terrorisme, demande que l’école transmette un savoir clairement défini et enseigné avec un minimum d’autorité ; la nation française, son héritage, son histoire, sa culture, son identité doivent être réhabilités sans pour autant bloquer l’échange avec l'extérieur et sans tourner le dos à la construction européenne. Est-ce que ce sera suffisant pour lutter contre le risque de décivilisation ?

 

Emmanuel-Juste Duits : débattre avec méthode pour sortir du relativisme

 Eric Lombard

Dans Après le relativisme (*), le philosophe Emmanuel-Juste Duits propose des remèdes au nihilisme endémique et au désarmement existentiel et moral de l’homme occidental.

Commençons par évoquer mes liens avec l’auteur. Notre rencontre date de 2002, une époque à laquelle Google n’était encore qu’une start-up et Facebook n’existait pas. C’est donc probablement à AltaVista que nous devons de nous être trouvés… J’explorais alors le web naissant, à la recherche d’idées et d’outils nouveaux pour une démocratie plus participative et Emmanuel-Juste venait de publier L’homme réseau. Il rêvait déjà d’une société ouverte où « la multiplicité des modes de vie, des savoirs et même des croyances opposées » seraient source de richesse plutôt que de haine entre communautés. Il voulait  « ouvrir la possibilité d’une confrontation constructive entre les myriades d’univers sociaux. » Un petit groupe s’est alors formé, avec entre autres Eric Brucker, un militant écologiste qui avait créé un site de  « débats démocratiques déroulants disciplinés ». Ensemble, nous avons créé hyperdebat.net, site expérimental de débat méthodique, aujourd’hui rattaché à l’Apic, association éditrice d’Ouvertures.

Le débat ou l’éclatement

Le constat fait par l’auteur dans son premier livre est non seulement toujours d’actualité, mais le morcellement de nos sociétés en petits univers qui s’ignorent ou se rejettent ne fait que s’accentuer. Chacun se crée une représentation de la réalité excluant tout consensus sur des actions communes : adeptes des médecines douces contre fidèles de la médecine basée sur les preuves, écologistes contre chantres de la croissance, partisans de l’accueil des migrants contre repli à l’intérieur de nos frontières, etc.

Au lieu de chercher à résorber ces antagonismes, nous nous sommes repliés sur une solution de facilité : puisque nous sommes incapables de nous entendre, tentons de vivre sans heurts en faisant preuve de tolérance. Puisqu’il est impossible de discuter des valeurs, faisons comme si elles se valaient toutes. Mais, nous dit E .J. Duits, ces expédients ne tiendront qu’un temps dans un monde qui craque de toutes parts, où nous aurions grand besoin d’une boussole commune pour ne pas aller à notre perte.

Face à ces dangers, en philosophe, l’auteur voudrait remettre la raison et le débat au cœur de la démocratie, sur le modèle socratique de l’agora. Lutter contre le chaos informationnel, contre la séduction du divertissement, contre l’idée que les valeurs ne se discutent pas. Imaginer des lieux de débat qui permettraient de partager information et expériences, de réduire la complexité inutile, de construire des argumentations. S’occuper enfin de notre avenir !

Une utopie concrète ?

Ce livre a le mérite de nous réveiller. De nous faire prendre du recul sur ce que nous croyons aller de soi parce que nous baignons dedans. Ainsi de la tolérance, qui va de soi tant qu’elle ne remet pas en cause nos valeurs implicites. De nous faire prendre conscience que nous avons pour la plupart renoncé à chercher un sens à notre existence et que nous nous contentons d’un petit bonhomme de chemin. Il nous presse de nous ressaisir, de nous prendre en main, d’aller à la rencontre de l’Autre, de se confronter à lui. Après les utopies concrètes, la grande utopie d’Emmanuel-Juste Duits, c’est un débat généralisé et méthodique, osant s’attaquer aux valeurs, aux questions existentielles et même à Dieu. Utopique ? Sûrement, parce que cela fait des millénaires que nous nous battons au nom de Dieu ou contre lui, sans jamais avoir réussi à lui trouver ne serait-ce qu’un nom commun. Et surtout, l’expérience d’hyperdebat montre que la plupart d’entre nous ne souhaitons pas aller au fond des choses. Nous préférons la satisfaction d’avoir raison à celle d’approcher la vérité. Nous préférons donner notre avis plutôt que recevoir la contradiction. Confort illusoire…

Emmanuel-Juste Duits a donc raison d’enfoncer le clou. Car, comme l’espère Marc Augé, « peut-être admettrons-nous un jour qu’il n’y a pas d’autre finalité pour les humains sur Terre que d’apprendre à se connaître et à connaître l’univers qui les entoure – tâche infinie qui les définit comme humanité à laquelle et de laquelle chacun d’entre eux participe. »(**)

(*)  Emmanuel-Juste Duits, Après le relativisme. De Socrate à la burqaLes éditions du Cerf (2016), 188 p, 19 €.

(**) Marc Augé, Fin de la crise, crise des fins, M Le Monde, 9/09/2010

>>  Lire aussi : Emmanuel-Juste Duits, Le dialogue sur des questions existentielles est-il encore possible ?

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Informations diverses

 

• Présentation le jeudi 29 septembre à 20H au Forum 104 par Abdenour Bidar de son livre Les tisserands (Les liens qui libèrent, 2016)