En-tête

 

 

 Lettre de D&S n°164

Septembre Octobre 2019

 

Table des matières

  

Éditorial

Dossier du mois : Le numérique

Résonances spirituelles face aux défis contemporains

Nouvelles exigences démocratiques

Que font nos partenaires ?

Notes de lectures

Agenda

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Editorial

Bonjour,
Cette lettre de rentrée vous propose un nouveau cadre, destiné à mieux structurer notre
action et à faciliter sa circulation sur les réseaux sociaux. Si possible à nouveau mensuelle,
plus brève, elle comportera, comme auparavant, des rubriques stables, mais, à chaque fois un
dossier reprenant le thème de la dernière réunion conviviale, auquel l’éditorial sera, en
principe, également consacré.


Comme le montrent les articles qui suivent, le numérique a envahi nos vies, sans qu’on l’ait
vraiment décidé. Il est devenu en quelque sorte obligatoire. Il multiplie à l’infini notre accès
au savoir ainsi que nos possibilités de contacts. C’est comme si un organe supplémentaire
nous était soudainement attribué, pour le meilleur et pour le pire. Encore très peu régulé, c’est
un enjeu démocratique et spirituel de taille pour bien des raisons.


Il permet de nouvelles formes de dialogue, de communautés et de démocratie, mais, en même
temps, il capte nos données, en extorque une plus-value, ce qui peut conduire à une société de
surveillance généralisée, comme on en voit les prémices en Chine.


Mondialisé, il rapproche les personnes, mais remet en cause la souveraineté des Etats et,
bientôt, leurs politiques monétaires, risquant d’accroitre les désordres financiers.
Facilitant la mise en relation, il échappe aux règles de politesse et de civilité qui les
régissaient et peut répandre la haine et le harcèlement.


Il accroit notre pouvoir d’agir, mais il le disperse en accaparant notre attention par une
multiplicité des messages, de gratifications, et de tentations.


En un mot, le bon usage du numérique est un chantier à peine ouvert et une pédagogie à
inventer. Si nous pouvons saluer le RGPD européen qui permet en principe de mieux protéger
nos données et l’existence de moteurs de recherche qui se refusent à les collecter, le
numérique à visage humain reste largement à inventer encore. Il reste beaucoup à faire
pour :
-résister à l’assujettissement de nos temps de vie par les écrans ;
-maintenir la présence réelle dans des relations où le visage, la voix et l’oreille peuvent encore
s’exprimer, notamment dans l’accès aux services publics ;
-renforcer la capacité de distance, d’intériorité et de profondeur face à la pression mercantile
organisée de l’excitation ;
-inventer les nouvelles régulations étatiques et supra-étatiques ou communautaires pour
encadrer démocratiquement l’excès de puissance civilisationnelle des GAFA.


Au-delà de cette Lettre, D&S poursuivra sa réflexion sur ce sujet, dans l’un des groupes de
travail qui vont se mettre en place à la suite de notre 25ème anniversaire, dont les
modalités vous seront communiquées très prochainement.


Jean-Baptiste de Foucauld et Daniel Lenoir

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 DOSSIER DU MOIS :

LES DEFIS DU NUMERIQUE

 

Conviviale du 17 .09. 2019 autour de Bruno Dufay, auteur de « L’individualiste hyper- connecté Individualisme et technologies conduisent-ils au totalitarisme ? L’Harmattan 2018 

Compte-rendu de Sébastien Doutreligne.

Bruno DUFAY est venu nous présenter son dernier ouvrage lors de la conviviale du 17 septembre 2019. Scientifique de formation et spécialisé dans l’intelligence artificielle, il s’est tourné ensuite vers les sciences humaines et s’est intéressé, dans une optique de vulgarisation,au phénomène sociologique qu’est l’individualisme dans la société du XXIème siècle, notre société. Connecté au point d’en oublier tout un pan de sa nature, spirituelle.

Trop souvent confondu avec l’égoïste et à l’opposé des sociétés holistes, l’individualiste veut de nos jours exister par lui-même, découvrant et recherchant son individualité, souhaitant être respecté pour ce qu’il est, autonome et prenant ce qu’il veut des héritages de la famille, de la religion, des valeurs communes. C’est également un individu sensible, ayant peur pour lui- même et craignant la souffrance du monde tout en se mobilisant facilement pour des causes locales et/ou planétaires. Plutôt que de réussir dans la vie, il veut réussir sa vie, et même s’épanouir.

La vitesse de ce phénomène sociologique est fulgurante, remarque Bruno DUFAY qui retrace à grands traits l’histoire de l’individualisme de la Grèce antique jusqu’à nos jours, en passant par Jésus, la Renaissance, les Lumières, la Révolution industrielle. La société de consommation dans laquelle nous vivons, qui pourrait avoir pour slogan « Le choix pour tout et pour tous », impacte toutes les dimensions de la vie. Et les technologies numériques, à l’instar du smartphone, renforcent depuis 5/10 ans cet impact d’une manière assez naturelle, désirée, comme si nous le portions en nous-mêmes. Les changements au sein de la société se traduisent par le fait d’accepter de moins en moins l’autorité, d’expliquer davantage qu’auparavant et de donner du sens. C’est valable autant pour la vie démocratique (élus et ministres moins respectés, mouvement des Gilets jaunes qui, bien qu’utilisant les technologies pour s’organiser, restent sur des revendications personnelles) que pour la vie de couple (activités divergentes, avec un impact sur l’éducation des enfants qualifiés de rois voire même tyrans).

Bruno DUFAY examine ensuite les différents effets retours de l’individualiste hyper- connecté. Tout d’abord des effets neurologiques, avec les questions d’addiction aux smartphones (quelles conséquences à long terme de l’utilisation régulière d’applications excitant les centres de plaisir ?). Ensuite, des effets sur l’intellect, avec notre manière de raisonner et notre rapport au temps qui ont changé du fait du numérique (passage d’une rationalité-texte faisant appel à la réflexion à une rationalité-image faisant appel à la sensibilité et l’émotion immédiates). Enfin, des effets sur la spiritualité : le smartphone accapare notre cerveau et nous empêche de rêver, méditer, contempler, de ne rien faire en somme tandis que le sens de la spiritualité se construit sur un temps long.

Le risque et le danger sont une vie enfermée dans une bulle informationnelle, ou « chambre d’écho » : on discute avec des personnes du même bord sur les réseaux sociaux, il n’y a plus d’ouverture d’esprit ni progrès, ni débats mais des clivages forts. Dès lors, comment avoir ainsi une conscience qui s’élargit, une conscience concernant mon pays, l’humanité, le cosmos ?

Aussi, la spiritualité se trouve en danger, autant que la démocratie. Et l’individualisme pourrait amener au totalitarisme. L’individualiste veut de nos jours qu’on le protège et il est prêt à accepter toutes les lois liberticides. Bruno DUFAY rappelle que Tocqueville le disait déjà… et percevait la religion – la spiritualité dirait-il aujourd’hui sans doute – comme étant le seul rempart au totalitarisme.

Bruno DUFAY, optimiste de nature, développe l’idée que l’individu cherchant en lui-même son identité peut se rapprocher de l’introspection des grands mystiques : chercher Dieu en soi d’abord pour être d’autant mieux dans le monde. La quête de sens, individualiste par essence, peut être un début de recherche spirituelle. Car si cela est partagé, la spiritualité peut devenir un rempart contre le totalitarisme.

Un débat avec les participants à la conviviale a suivi l’exposé. Ont notamment été évoqués les pessimistes et déclinistes, ne voyant pas d’issue à la situation actuelle (Daniel COHEN, Gaspard KOENIG, Yuval Noah HARARI notamment), et la perspective inquiétante d’un monde numérique transhumain perçu comme allant à l’encontre des libertés fondamentales. Le désir d’argent et de pouvoir lié au développement des technologies est par ailleurs rappelé, sans considération pour le spirituel qui, d’une certaine manière, se mérite (patience/ascèse versus facilité/plaisir) ou se rencontre lors de parcours de vie pouvant être marqués par la souffrance et l’exclusion.

Le transfert vers les GAFAM de fonctions régaliennes que les États gèrent (exemple de la monnaie que souhaite créer Facebook) parait aussi être une dérive des plus inquiétantes. Comment le numérique déplace les enjeux démocratiques que les États ont mis du temps à consolider.

Par ailleurs, la dialectique entre personne et communauté semble manquer, de même que n’est pas, pour certains, assez présente l’articulation entre démocratie, spiritualité et numérique.

Certains participants évoquent des solutions positives, permises par le numérique et contraintes par le politique : en termes de service, c’est notamment tout ce qui est co- (covoiturage, coworking, …) ; en termes de protection de nos données, l’Europe est la seule institution à avoir mis en place un système visant à les protéger, et des acteurs du numérique y sont eux-mêmes attentifs (exemple du moteur de recherche Qwant).

Il ne s’agit pas non plus d’oublier que certains citoyens ne sont pas connectés, et il serait sans doute nécessaire de donner un droit au non numérique, un droit à l’oreille et au visage, et ne pas perdre de vue l’importance de renforcer l’intériorité.

Le numérique est un phénomène mondial et horizontalisant, un processus marqué à la fois par l’intelligence et la crétinisation, générant au passage de la pollution. Il peut se révéler être un formidable outil d’informations, de contacts, de rencontres, pouvant servir à développer la spiritualité. Tout réside dans son utilisation raisonnée. Sans discipline et modération, le risque est une vie d’excitation et de gratification permanentes pouvant aller à l’encontre de ce que nous estimons bon pour l’humanité.

 

L’utopie des communs : les data, des biens communs

Daniel Lenoir

Une question hante la planète numérique : à qui appartiennent les data, ces données personnelles qu’à travers nos activités sur les réseaux nous générons et confions, plus ou moins volontairement, plus ou moins consciemment, aux plateformes, et notamment aux Gafam.

A la Cnamts, au moment où nous mettions en place le Sniiram, j’avais coutume de dire que nous étions dépositaires et non propriétaires, des données de santé. Et que cela nous donnait plus d’obligations que de droits.

Telle n’est visiblement pas la conception que se font les Gafam, et autres plateformes, de la question. Si l’on observe leurs pratiques, elles se comportent, elles, comme des propriétaires,en utilisant toutes les possibilités attachées au droit de propriété d’un bien : la possibilité d’en user (usus), d’en récolter les fruits (fructus), et même, d’en abuser (abusus). Or, comme l’aurait affirmé Pierre-Joseph Proudhon, cette appropriation c’est du vol ! Ou, si l’on préfère utiliser un concept marxiste, une forme d’extorsion de la plus-value, une plus-value qui résulte, non du travail humain comme dans le capitalisme industriel, mais de l’agrégation, ou plutôt de la compilation, des informations personnelles.

En effet, ce qui fait la valeur des big data (des données massives en français), ce ne sont pas nos données personnelles, c’est leur mise en commun (autrement dit la valeur est dans le big, pas dans la data). En tant que telles, isolées, nos données personnelles n’ont réellement de valeur que pour chacun d’entre nous, ainsi que pour ceux qui peuvent en avoir besoin pour nous accompagner, et ce quelle que soit la forme de l’accompagnement : le médecin pour la santé (c’est l’enjeu du dossier médical partagé), la Caf ou la DGFip, pour calculer nos prestations ou nos impôts (c’est l’enjeu des échanges de données entre ces organismes), par exemple, avec une valeur d’usage certes importante, mais pas de réelle valeur d’échange (sauf pour frauder avec ou nous voler, ce qui n’est pas vraiment de l’échange). Ce qui fait la valeur de nos données quand elles sont dans les entrepôts, c’est justement qu’elles sont entreposées avec les mêmes données de millions, voire de milliards s’agissant des Gafam, d’autres personnes.

Comme la manufacture (c’est à dire la concentration des travailleurs dans des unités de production), associée à la division du travail, a permis à la fois l’augmentation de la production et donc de sa valeur et l’appropriation de cette plus-value par les capitalistes, la concentration des données, associée, non à leur division, mais à leur multiplication, permet l’augmentation exponentielle de la valeur de ces données, et l’extorsion de cette plus-value par les Gafam.

Un petit détour est nécessaire pour comprendre ce qui fait la valeur de ces données. Avec les big data, on est passé, sans forcément s’en rendre compte, d’un modèle de prévision des comportements à un autre. On a longtemps cherché à modéliser les comportements, en essayant de trouver des relations de cause à effet. Or la possibilité de « mettre la société en équation » se révèle limitée : reposant sur un modèle déterministe, elle ne rend pas compte de l’infinie complexité des systèmes humains ; et ce même en intégrant des boucles rétroactives, ou en affectant les relations de cause à effet d’une probabilité. En atteste, par exemple, la très faible fiabilité des prévisions économiques. Ce qui ne nous empêche pas d’en faire : mais après tout, les augures romains ne cherchaient-ils pas à prévoir l’avenir dans le vol des oiseaux ou dans les entrailles des animaux sacrifiés.

L’approche des big data est différente : elle ne cherche pas d’abord à expliquer, mais à mettre en évidence des corrélations, sans se poser la question de savoir si elles sont le résultat de relations de cause à effet. C’est ce qui m’avait conduit à propos de l’utilisation du data mining (de la fouille de données) dans la lutte contre la fraude et les abus aux prestations, à refuser de répondre à la question du profil type du fraudeur : ces techniques permettent de cibler de façon redoutablement efficace les contrôles, en aucun cas de définir  un (ou même plusieurs) profil(s) de fraudeur(s). Il s’agit non de modèles à proprement parler : les corrélations retenues ne sont pas signifiantes, mais significatives, qui peuvent s’expliquer de bien d’autres façons qu’une relation de cause à effet (par exemple par de multiples facteurs communs agissant dans le même sens, mais que les données recueillies ne permettent pas forcément d’identifier), voire ne pas s’expliquer du tout. La fouille des données ne se fait pas en fonction d’hypothèses théoriques dont on cherche à vérifier la pertinence, mais en fonction des données disponibles, même si, au passage, on pourra valider parfois, certaines hypothèses.

Plus il y a de données disponibles, plus on augmente la probabilité de mettre en évidence des corrélations significatives, et plus ces données ont de la valeur. D’où la course à la multiplication, multiplication des personnes connectées sur les plateformes, et multiplication, pour chacun d’entre elles des données personnelles de toute nature. Multiplication qui passe par la mise en commun, même si celle-ci est en grande partie involontaire ; et même inconsciente.

C’est cette valeur liée à la mise en commun qui me conduit à considérer que ces data sont des communs ; des communs d’un genre nouveau, différents de ceux, traditionnels, des communautés paysannes d’autrefois, et qui ont fait le plus souvent l’objet d’une appropriation, ou des communs environnementaux d’aujourd’hui, « la planète », comme habitat commun. Nouvelle forme de communs, car il s’agit de communs virtuels, de communs construits et dont la valeur augmente avec la taille. Communs qui font l’objet d’une appropriation privée dès leur constitution, mais dont la nature même remet en cause cette appropriation privée : une forme de vol, pour reprendre l’intuition de Proudhon.

La question se pose en revanche de trouver un mode de gestion adapté à la nature de ces données.

La première idée qui vient à l’esprit, c’est celle de la nationalisation, de considérer que ces biens communs sont des biens publics, donc doivent être gérés par une institution publique. Mais bien commun ne veut pas forcément dire bien public, et la gestion publique ne garantit pas forcément ni une gestion efficace, ni une gestion respectueuse des intérêts communs. Surtout la nationalisation est impossible pour des entreprises qui sont par définition planétaires. Sauf à donner à l’Onu une fonction quasi étatique qu’elle n’est pas près de voire reconnue.

Bien sûr on peut au moins espérer que les institutions internationales assurent une fonction de régulation de l’usage qui peut être fait de ces big data. En ce sens il faut saluer l’initiative de l’Union d’instituer un règlement général de protection des données (RGPD). Mais là encore il faudra attendre un « certain temps » avant que cette initiative soit reprise à l’échelle mondiale par une institution de l’Onu, qu’il faudrait d’ailleurs probablement créer pour cela. Surtout le RGPD règle la question de la protection des données, non de leur propriété. On peut aussi souhaiter que les États récupèrent, au travers de la fiscalité, une « juste part » des profits considérables des Gafam faits sur leurs territoires : c’est l’enjeu d’une coordination européenne de la fiscalité.

Si l’on poursuit le parallèle avec le développement du capitalisme industriel, on peut aussi préconiser la constitution de contrepouvoirs, comme l’ont été les syndicats, rééquilibrant le pouvoir des Gafam et de leurs dirigeants. Là encore cela peut rééquilibrer le pouvoir des propriétaires autoproclamés, et il faut évidemment le faire, mais cela ne remet fondamentalement pas en cause l’appropriation de nos données, et l’extorsion de la plus- value par des acteurs privés.

En s’inspirant de Proudhon développant l’utopie mutuelliste pour gérer certaines activités, bancaires ou assurantielles notamment, au 19ème siècle, pourquoi ne pas développer une nouvelle utopie mutuelliste, pour résoudre à l’échelle planétaire, cette nouvelle question des communs?

 

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RESONANCES SPIRITUELLES

FACE AUX DEFIS CONTEMPORAINS

 

Habiter ensemble le même monde

Chronique de Bernard Ginisty du 4 juillet 2019 

Avec l’été vient le temps des vacances, celui où, pendant quelques semaines, nous pouvons vaquer à autre chose qu’à nos occupations quotidiennes. Arrêtons-nous un instant sur ce mot « vacances ». Lorsque nous disons qu’un poste est vacant, nous comprenons qu’il est disponible. Se sentir en état de vacances, c’est cultiver sa capacité à l’étonnement et à la rencontre. Alors que nos sociétés marchandes ne cessent de nous inciter à consommer afin de continuer à faire tourner un système dont la logique est d’accumuler sans fin des échanges monétarisés, cette « vacance » devrait permettre de nous risquer à l’hospitalité de l’inattendu.

Ce thème de l’hospitalité est au cœur de la pensée des philosophes Emmanuel Levinas et Jacques Derrida. Pour échapper aux pensées de la totalité qui deviennent si facilement totalitaires, Levinas ne cesse de nous dire d’être attentif au visage de l’autre qui est ouverture vers les chemins infinis du sens. C’est par la vulnérabilité acceptée dans la rencontre de l’autre que nous avons quelques chances d’échapper à nos obsessions et à nos clôtures. Levinas nous convie à un véritable retournement de la démarche philosophique lorsqu’il écrit « Nous sommes habitués à une philosophie où esprit équivaut à savoir, c’est-à-dire au regard qui embrasse les choses, à la main qui les prend et les possède, à la domination des êtres. (…) Dans la vision que je développe, l’émotion humaine et sa spiritualité commencent dans le pour-l’autre, dans l’affection par l’autre » (1).

Jacques Derrida a consacré plusieurs textes à cette question de l’hospitalité. Il introduit la distinction entre l’hospitalité conditionnelle qu’il appelle « invitation », et l’hospitalité pure qu’il nomme « visitation ». L’hospitalité conditionnelle s’adresse non pas au visiteur mais à l’invité annoncé. L’hôte accueilli est inscrit dans un cadre et un moment préparé pour lui. L’hospitalité pure et inconditionnelle est d’avance ouverte à quiconque n’est ni attendu ni invité, et arrive en visiteur absolument étranger, imprévisible. L'hospitalité pure n'est pas un programme, ni une règle de conduite, ni une notion politique ou juridique. Elle ne relève pas de la morale, mais plutôt de la culture en tant qu'elle implique une manière d'être chez soi et avec les autres. Pour Jacques Derrida, l’hospitalité inconditionnelle ou visitation est un principe lié à la structure de messianité qui caractérise l'expérience humaine de la croyance : nous sommes irréductiblement exposés à la venue de l'autre (2).

Dans la mesure où nous sommes ouverts à ces « visitations », souvent dérangeantes, tant au plan personnel que collectif, nous pourrons nous libérer des enfermements que ne cessent de susciter la peur et l’ignorance. « Les hommes éveillés habitent le même monde » disait Héraclite, un sage grec de l’antiquité. En ces temps de crise de l’idée européenne, il n’a jamais été aussi urgent, par-delà le fatras des relents nationalistes, de retrouver cet éveil de la conscience. Les Européens doivent se libérer du dogme de cette nouvelle providence que serait « la main invisible du marché » permettant de transformer les vices privés en vertus publiques ! Seul cet éveil peut nous faire lâcher prise sur nos crispations identitaires et marchandes pour nous risquer à inventer de nouvelles façons d’habiter ensemble le même monde.

(1) Emmanuel LEVINAS in François Poirié : Emmanuel Levinas, qui êtes-vous ? Éditions La Manufacture, 1987, page 100.

(2) Cf. site DERRIDEX, index des mots de l’œuvre de Jacques Derrida.

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Edgard Morin : La Pensée Complexe

Monika Sander

Colloque à l’Espace Mendès France à Poitiers, centre de culture scientifique, technique et industrielle en Nouvelle-Aquitaine, Janvier 2017

Ce colloque était un enchantement. Je vis en France depuis presque 60 ans et je souffre d’une anomalie, je ne suis pas cartésienne, rien à faire, c’est impossible pour moi. Je suis enchantée de rencontrer Edgar Morin, il cherche à avoir un regard global sur les phénomènes en essayant de relier les connaissances et en proposant des outils pour penser ces reliences. Il voit cela comme un enseignement pour notre post modernité peu féconde selon lui, il la considère comme une période d’intensification via les algorithmes.

Pour commencer, Edgar Morin partage avec nous son « musée imaginaire », exposition virtuelle mais cataloguée pour comprendre la construction de sa pensée à travers la culture, l’art, l’histoire, les villes, la musique.

La Pensée complexe propose de relier les réalités entre elles pour mieux les comprendre et les embrasser (dans le sens affectif) ; car dans la complexité, on ne lie pas seulement les choses entre elles mais aussi les personnes, des êtres rationnels ayant besoin d’éprouver des émotions pour pouvoir décider.

La pensée complexe veut nous faire prendre conscience de nos propres représentations du monde, elle nous incite à délibérer et à comprendre le sens que nous donnons au monde, à contempler cette image qui est un peu notre propre image. Car nous ne percevons pas le monde objectivement et pourtant nous influençons le monde à partir de cette subjectivité. La pensée complexe nous invite à enrichir nos représentations, à sortir de nos limites. Edgar Morin ne propose ni une méthodologie, ni une idéologie, mais un chemin, une voie, une attention permanente à nos modes de penser et d’agir. Il faut savoir se regarder penser et agir. Évidemment, cette démarche pose plus de problèmes qu’elle n’apporte de solutions. J’ai aimé la comparaison avec l’émergence d’une ville : celle-ci résulte de l’interaction de divers éléments (cette relation entre les éléments est pérenne) et donne ainsi naissance à une entité nouvelle qui ne se maîtrise pas. La pensée analytique, elle, ne pense pas « émergence ». La complexité nait de la relation, il faut être conscient de cette dimension-là pour pouvoir passer de la relation au système et se poser la question : « est-ce pertinent par rapport à mon projet ? » et non pas « est-ce vrai » ? la vérité c’est autre chose.

Et c’est bien là que réside la difficulté car il s’agit d’un processus dont il faut définir les catégories : rendre compte de la fluidité permanente avec des catégories stables. Cela revient à être individualiste et holiste, penser en boucle mais davantage sous la figure d’une spirale que d’un cercle (récursivité). C’est ce qu’il appelle la dimension processionnelle.

L’autre dimension est dialogique, car le monde présente des éléments contradictoires, logiques antagonistes, concurrentes et complémentaires. Aucun système ne peut fonctionner sans fluidité, il s’agit d’une unité globale organisée en relation dont le lien est l’idée de l’émergence.

La complexité (cum plexere - enchevêtrement) dispose d’un système organisationnel qui échange avec ce qui n’est pas lui, il se réorganise grâce à des concepts transversaux plus au moins mobilisables : 
- Pour représenter des processus
- Pour penser l’émergence 
- Pour intégrer la contradiction 
- Pour lier le tout et les parties.

Concrètement, pour nous aujourd’hui :

La pensée complexe dit qu’il faut laisser des espaces par manque de vision objective du réel. Cela fonde la démarche de co-construction, de recherche d’une méthode de connaissance qui éclaire l’existence des êtres. Un des plus grands apports de la méthode est : Penser l’être, l’existence, le sujet et la liberté.

La technocratie dit ce qu’il faut faire, elle nous fait agir comme consommateur et nous prive d’un minium de sens critique d’où des contradictions permanentes qui mènent à l’atrophie de l’humain. C’est ici qu’interviennent les glissements de la Pensée complexe :
- Lier la connaissance à la naissance de la relation avec quelqu’un d’autre. 
- Les voies de Morin sont ouvertes : le marcheur fait son chemin en marchant.

Il évoque trois niveaux : épistémologique, politique, écologique. Il veut passer de la société de formation à une société de la connaissance qui relie les savoirs que l’on peut alors savourer. C’est un chemin exigeant, bienveillant vers la liberté qui part du cosmos pour arriver à l’Anthropos car nous sommes constitués d’éléments remontant aux origines. Ensuite ? Relier les sciences anthropo-sociales aux sciences de la nature sans les y soumettre. Intégrer l’humain dans le règne naturel sans l’y réduire, revaloriser le vivant sans dévaloriser l’humain. Et pour terminer, y introduire des questions réservées à la philosophie, ces exclues de la science, pour élaborer une méthode de connaissance qui s’approche du mystère des choses.

Ce travail de réflexion est infini, l’augmentation de nos connaissances élargit la sphère du questionnement. Il faut être à l’écoute du monde sans le brusquer, faire migrer des idées fixes vers des schémas d’incertitude (selon le principe d’incertitude de Heisenberg) et les affronter, et surtout, créer des lieux d’échanges.

Voilà ce qui m’a touchée ; cette réflexion répond de manière structurée à ce que je ressens et essaie de faire sans toutefois pouvoir l’expliquer aussi clairement : proposer à l’autre de se former, par des lectures ou des entretiens, l’inciter à enrichir son opinion personnelle, à se connecter aux autres pour ne pas subir des diktats, à penser par soi-même. C’est une question de curiosité qui demande des efforts mais la liberté est à ce prix.

Edgar Morin est très reconnaissant des soutiens reçus qui lui ont permis de développer ses théories en toute quiétude tout au long de sa vie, son humilité est touchante.


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 NOUVELLES EXIGENCES DEMOCRATIQUES

« Associons nos savoirs » : Pour l’intégration des patients et personnes accompagnées dans la formation initiale et continue des professionnels de la santé et du social (On peut soutenir le Manifeste sur associonsnossavoirs.fehap.fr).

« Les pratiques professionnelles de l’action sociale et de la santé doivent mieux répondre aux attentes de la société du 21ème siècle : participation, reconnaissance, prise en compte des personnes. Pour cela, un levier est essentiel : l’expertise des personnes concernées par les soins et les accompagnements sociaux doit être intégrée à la formation initiale et continue. Issu d’un travail collectif international de plusieurs années, « Associons nos savoirs » mobilise à la fois les secteurs de la santé et de l’accompagnement social. Il fait suite à la Déclaration de Vancouver de 2015, qui posait les bases d’une participation citoyenne à la formation professionnelle, mais avec une orientation surtout sanitaire.

« Associons nos savoirs » adopte une approche volontairement transversale, au-delà des métiers et des repères règlementaires habituels. C’est à un progrès démocratique à part entière qu’il espère contribuer, dans le sens de plus de fraternité et de plus de solidarité.

Nous, parties prenantes des soins et des accompagnements au titre de l’action sociale et de la santé (1) , constatons : 

• Que la participation des personnes concernées à la formation initiale et continue améliore la qualité et l’efficacité des soins et des accompagnements. 

• Que ceci a été montré par des travaux de recherche internationaux. Cette participation, en donnant aux professionnels accès aux savoirs et aux réalités vécues par les personnes, développe leur capacité d’attention à autrui, favorise les processus de décision partagée concernant les soins et les accompagnements, tout en contribuant au pouvoir d’agir et à la dignité des personnes (2) .

• Que les pays où cette participation se développe bénéficient de politiques publiques clairement affichées, avec des moyens effectifs de mise en œuvre. 

• Qu’en dépit d’un cadre législatif et réglementaire (3) destiné à favoriser, en France, la participation des personnes aux dispositifs de soins et d’accompagnement social, un réel décalage demeure entre intentions et discours officiels d’une part, pratiques réelles d’autre part. En outre, ces dispositions concernent trop peu les processus de formation initiale et continue, pour lesquels une révolution culturelle reste à faire. 

• Que l’une des raisons de cette situation est notre difficulté à ce que des initiatives dont la valeur ajoutée a été démontrée soient valorisées, reconnues, généralisées.

Conscients que des résistances persistent, mais convaincus qu’elles peuvent et doivent être surmontées, nous souhaitons :

1/ Affirmer notre conviction que l’accompagnement social et le soin ne peuvent se construire sans tenir compte du vécu et du retour d’expérience des personnes qui en bénéficient. A ce titre, la participation de ces personnes est indissociable du travail social comme du soin,

2/ Permettre aux professionnels de l’accompagnement et du soin, grâce à cette participation, de renforcer et de renouveler le sens de leur métier et de leur engagement,

3/ Promouvoir la place des patients et des personnes accompagnées dans la formation, en s’appuyant sur leurs capacités et ressources propres, et sur celles des communautés auxquelles ils appartiennent (familles et proches, associations, mouvements, quartiers, territoires…)

4/ Reconnaître la légitimité de leur contribution à toutes les étapes du processus de formation : construction des référentiels de compétences des professionnels, élaboration des référentiels de formation, conception des programmes, animation et évaluation des actions pédagogiques

5/ Faire partager la conviction que leur contribution aux dispositifs de formation permet l’émergence d’une relation renouvelée, plus équilibrée et donc plus féconde pour les personnes et les professionnels comme pour les communautés

6/ Affirmer que leur implication est bénéfique pour l’amélioration des postures et des pratiques professionnelles

7/ Soutenir le développement de la participation des personnes accompagnées et des patients à la formation parce qu’elle est aussi une opportunité pour eux d’acquérir de nouvelles compétences, de trouver une légitime reconnaissance et en conséquence, de développer un pouvoir d’agir plus important, à la fois pour eux-mêmes et pour leur environnement.

Un accompagnement de toutes les parties prenantes sera nécessaire pour réussir cette mutation culturelle exigeante pour les personnes, les organisations et la Cité ».

 

(1) Nous entendons ici par parties prenantes : patients, personnes accompagnées, proches et aidants de patients et de personnes accompagnées, membres d’associations représentants les usagers, étudiants, chercheurs, enseignants, élus, parties prenantes du financement ou de l’organisation de la formation, professionnels de la formation, professionnels de santé et de l’accompagnement, bénévoles, citoyens concernés à un titre ou un autre…

(2) Références scientifiques disponibles sur www.associonsnossavoirs.fehap.fr.

(3) On peut citer notamment la loi du 02 Janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico- sociale ; la loi du 04 Mars 2002 sur la démocratie sanitaire ; la loi du 11 Février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ; la loi de modernisation du système de santé du 26 Janvier 2016…

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NOUVELLES DE NOS PARTENAIRES 

Dernier livre de Jean-Claude Devèze : Poursuivant son travail sur les interactions à développer pour améliorer la qualité de notre vie démocratique, Jean-Claude Devèze vient de publier chez Edilivre (format papier et numérique) un nouveau livre intitulé; Citoyens-médias, interagissons- Un regard croisé sur le journalisme (https://www.edilivre.com/citoyens-medias- interagissons-jean-claude-deveze-preface-de-brun.html) 

L’association La Traversée propose une Conférence de Jean-François Gravouil, psychothérapeute et formateur, jeudi 17 octobre 2019 à 19h30 Au-delà de la psychothérapie, d'autres voies de recherche de sens et de reliance;- Lieu : 20 rue Jean- Baptiste Pigalle, 75009 Paris 

Esprit Civique Les 12 & 13 octobre 2019 se tiendra l’Université Populaire d’Esprit Civique à l’École des Arts & Métiers de Cluny en Bourgogne Sous le titre : « Une égale dignité » on approfondira ce qui est en jeu dans le monde du travail, de la santé, de l’écologie ou encore de la citoyenneté pour réparer notre humanité pour sauver la maison commune.

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NOTES DE LECTURE

Kai-Fu Lee : I.A. La plus grande mutation de l’histoire Comment la Chine devient le leader de l’intelligence artificielle et pourquoi nos vies vont changer. Ed. Les arènes, 2019 pour la traduction française

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AGENDA

 

Groupe Cheminement; 1 : mardi 8 octobre à 14h30, au 87, rue de l’Eglise, Paris 15e

Groupe Cheminement; 2 : mardi 15 octobre à 19h, au 87, rue de l’Eglise, Paris 15e

Groupe de Grenoble - Maison des Associations, mercredi 23 octobre -17h-19h : Comment je vis l'influence des spiritualités du Moyen-Orient - juive et musulmane ?; Rencontre animée par Régis Moreira.

Conviviales :  Lundi 14 octobre 2018 à 18.30 au Forum 104, rue de Vaugirard Samuel Grzybowski, fondateur de Coexister, animateur du labo de la fraternité, auteur de « Fraternités radicales », Ed. Les Arènes 2018. Thème à préciser 

Mardi 19 novembre 2019 à 18h dans les locaux de l’ODAS, 250 bis, Bd. Saint Germain, métro Solferino : Débat entre nous autour de la PMA, à partir de notre réflexion et de nos lectures. Nous partirons des points de vue différents d’Irène Théry, sociologue de la famille, et de Sylviane Agacinski, philosophe.

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L'Ours

Lettre D&S N° 164 de Septembre – Octobre 2019

ISSN 2557-6364

Directeur de publication : Jean-Baptiste de Foucauld
Rédacteur en chef : Monika Sander
Comité de rédaction : Jean-Baptiste de Foucauld, Sébastien Doutreligne, Eliane Fremann, Daniel Lenoir, Régis Moreira
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