En-tête
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  Lettre de D&S n°178

Janvier 2021

 

Sommaire

Éditorial

"Invictus". Daniel Lenoir, Président de D & S

 

Dossier du mois

Éducation et Spiritualité

- Compte-rendu de la conviviale du 8 décembre : Marie Charlotte Bourgeois

 

Nouvelles exigences démocratiques

Lettre de vœux de Dominique Potier

Petites réflexions sur « le monde d’après » Bernard Ginisty

Trump : un héritage nauséabond - Interview de Marie-Cécile Naves

L’attaque du Capitole - Loubna Anaki

 

Résonances spirituelles face aux défis contemporains

Dossier : Actualité de Maître Eckhart :

Laurence Cossé, Les « œuvres sans pourquoi »

Bernard Ginisty, Vivre la naissance du monde avec Maître Eckhart

Jean-Marie Gourvil, Les grands mystiques condamnés par l'Église ont quelque chose à dire aux alternatifs d'aujourd'hui !

 Monika Sander, Maître Eckhart ou La Profondeur de l'intime, Éric Mangin

 

Esprit de l'Europe

Vaccins, le Brexit français

Un article de Sauvons l’Europe – Arthur Colin

 

Libres Propos

Projet de loi confortant le respect des principes de la République : il faut aussi concevoir et promouvoir un volet éducatif – Jean-Claude Sommaire, Jean-Claude Devèze

 

Culture, Art, Littérature

Le poème préféré de Mandela

 

Propositions de lecture

John P. Dourley, « La maladie du christianisme – l’apport de Jung à la foi » - Guillaume Cruse

Bertrand Cadiot, Confession d’un catholique zombie - Marie-Odile Terrenoire

Régis Debray, « France laïque » - Monika Sander

Henry Quinson « Et l’homme devint Dieu » - Daniel Lenoir

 

 Échos

Création d'un groupe de Travail D&S: Les ressources spirituelles à l’épreuve des différentes formes de pouvoir en démocratie – Jean-Baptiste de Foucauld, Bertrand Parcollet

 

Que font nos partenaires ?

Pacte Civique,

Coexister

Hermeneo,

La Vie Nouvelle (LVN)

Groupe Interreligieux pour la Paix (GIP) 78,

 

Agenda

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EDITORIAL


"Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible." (Camus, L’été, extrait de "Retour à Tipasa", 1952)


Invictus

Le beau film de Clint Eastwood qui porte ce titre a fait connaître au monde entier ce poème d'inspiration stoïcienne de William Ernest Henley et qui a inspiré Nelson Mandela pendant ses 27 années de réclusion.

Invictus, Nelson Mandela. Non seulement il n’a pas été vaincu par le bagne, mais il a été victorieux, non de ses ennemis, mais de l’apartheid que le régime raciste de Pretoria avait mis en place en Afrique du sud. La justice est passée, en évitant, autant que possible, la vengeance : la commission "Vérité et réconciliation" a été mise en place dès 1995 (soit quatre ans après l'abolition de l'apartheid, et moins d'un an après l'élection à la présidence de Madiba), alors qu'il nous a fallu attendre le rapport Stora, près de soixante ans après la fin de la guerre d'Algérie, pour envisager de mettre en place, non plus sur le terrain de la justice, mais sur celui de l'histoire, une commission "Mémoire et vérité". Que n'avons-nous eu à l'époque un lointain héritier de l'émir Abdelkader et disciple de Camus, pour nous aider à soigner ces plaies qui saignent encore.

Invictus comme chacun de nous espère l'être de ce virus, comme William Henley de l'amputation de son pied quand il rédigea ce poème. Invaincus malgré les amputations, les proches disparus, les pauvretés accrues, les solitudes aggravées, la dépression ambiante, mais ayant retenu les innombrables leçons de cette crise inédite ; inédite non pas tant dans sa dimension pandémique que nous avions oubliée, mais dans sa gestion tâtonnante face à l'imprévisibilité des choses et pourtant éclairée des connaissances et des techniques dont l'humanité a su se doter.

Invictus, comme nous voulons l'être de tous ces virus métaphoriques qui infectent nos démocraties, ces poisons qui sous couvert de remèdes intoxiquent nos sociétés et dont les États-Unis viennent de nous donner une leçon de choses dramatique qui a failli tourner au tragique. Virus, tous les mensonges, vérités alternatives, fausses vérités ou vrais mensonges, qui alimentent les thèses négationnistes ou complotistes. Infection, cette hystérisation des débats, quand la dispute démocratique se dégrade en polémique, quand l'anathème se substitue à l'argumentation, quand le visage hideux de la foule haineuse remplace celui du peuple souverain, quand la désignation du bouc émissaire prend la place de la recherche laborieuse des causes et des solutions.

Invictus. Invaincu.e.s, toutes celles, tous ceux, que la parole libère des non-dits mutilants, et qui ont été soumis.es à ces violences sexuelles, pédophiles, incestueuses, quand l'autorité du patron, du parent, du prêtre, de l'éducateur se pervertit en domination sur la sexualité, sur les corps, sur les esprits.

Invictus, en nous protégeant aussi de l'effet de balancier d'un politiquement correct, d'une novlangue qui ferait la chasse à toute expression qui ne lui serait pas conforme, frappant leurs auteurs d’anathème, d'un nouvel ordre moral ou religieux qui transformerait en blasphème la manifestation d’opinions critiques sur les croyances de tous ordres, de cette "cancel culture", culture de la dénonciation, du lynchage et de l'excommunication amplifiée par les réseaux sociaux, cette tentation illusoire, iconoclaste et totalitaire d'effacer de nos mémoires, de nos vocabulaires, de nos figurations, cette ésopienne et irréductible ambiguïté des langages et des actes humains.

Invictus, comme cette lumière que nous célébrons comme un signe d'espoir au cœur de l'hiver et sous le signe de laquelle nous avons mis comme l'année dernière notre séminaire annuel sur la quête de l'esperluette. Cette lumière intérieure, ce soleil irradiant que nous appelons spiritualité et dont il nous faut faire grandir la liberté dans nos cœurs et ceux de nos enfants, pour nous vacciner contre tous ces virus qui menacent notre humanité commune.

Daniel Lenoir,
Président de Démocratie et Spiritualité

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DOSSIER DU MOIS :

Education et Spiritualité
Conviviale, 8 décembre 2020.

 

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Compte-rendu de la Conviviale du mardi 8 décembre en visioconférence : Éducation et Spiritualité

Par Marie-Charlotte Bourgeois

 

En quoi l’enseignement du fait religieux peut-il contribuer à une ouverture à la spiritualité ?

Jean Lecanu cite René Barbier : « la vie intérieure est la grande absente de l’éducation contemporaine. »

Gérard Lurol : Enseigner le fait religieux semble être devenu une nécessité culturelle.

A force de pervertir par les fanatismes, les perversions internes et externes ou les scandales dévastateurs, les messages d’amour et d’humanité qui sont au cœur des religions, les religions elles-mêmes sont forcément suspectées de trahison et de malhonnêteté. Il y a donc tout un travail de déblayage et de discernement à effectuer pour que l’enseignement du fait religieux puisse contribuer à une ouverture sur la spiritualité. Le fait religieux doit contribuer à une ouverture sur les spiritualités et ouvrir à une connaissance et à un savoir des familles spirituelles différentes qui ont lieu dans chaque religion, en allant directement aux sources de ces spiritualités sans nier pour autant leurs liens religieux.

Les spiritualités laïques sont également complexes. Dès lors suffit-il d’enseigner ? Ne s’agit-il pas plutôt d’éduquer ? ou d’enseigner en éduquant ? ce qui suppose des gens qui ne se contentent pas d’informer de manière distanciée et extériorisée comme s’ils étaient neutres et non habités par ce qu’ils enseignent, mais s’ils le sont de ne pas être pour autant apologétiques dans leur enseignement. Cela suppose des lieux de transmission libres de leurs interrogations où le registre éducatif on puisse le travailler de manière interdisciplinaire et que l’on puisse travailler à cet égard les conditions de vérité de grandissement d’un être humain, ce qui à mon sens est indispensable à une éducation à la spiritualité.

Florent Pasquier : Le fait religieux tel qu’il est pratiqué actuellement ne peut pas contribuer à une ouverture sur la spiritualité. Depuis la loi Debray en 2002, ce sont toujours les mêmes débats mais en 2013 parait la charte de la Laïcité à l’école affichée à côté de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. On avance d’une façon spiralaire ascendante qui revisite les mêmes zones avec un niveau de conscience plus élevé car tout est à rebâtir avec chaque génération scolaire. Il est nécessaire de sortir du rapport de classement, de comparaison de l’agenda politique : Krishnamurti écrit « la comparaison est une activité mortelle ». Religion et spiritualité ne se confondent pas elles n’approchent pas de la même façon la question de l’être, de la société et de la nature. L’idée est de chercher le commun, ce qui relie, par ailleurs une des définitions de « religion », autrement que par le religieux ou l’étude du fait religieux.

Philippe Filliot : La réponse est plutôt non. Expression « fait religieux » montre une approche qui se veut non confessionnelle, objective, scientifique qui renvoie à la sociologie des religions d’Émile Durkheim. Aujourd’hui on utilise le pluriel « les faits religieux ». La religion est propre à la civilisation occidentale notamment chrétienne. Étymologie : religare (relier à Dieu, se relier à soi-même et se relier aux autres, idée de « reliance », propre aux spiritualités au sens large) et religere en latin (recueillir, rassembler, relire, relire les textes sacrés, relire une expérience immémoriale), la définition serait « relire le relié » (Michel Serres, Paris, Le Pommier, 2019). Il n’y a pas de place pour la spiritualité dans l’enseignement du fait religieux car c’est une approche purement objective, cognitive, ce qui relève de la dimension existentielle, expérientielle, anthropologique, spirituelle disparaît complètement de l’enseignement des faits religieux. L’enseignement du fait religieux est remplacé par un discours sur les principes laïques. C’est faisable si l’approche est plus sensible plus expérientielle et peut être abordée par le biais des arts et de la littérature, par la poésie. C’est peut-être une ouverture intéressante pour introduire l’enseignement des faits religieux et de l’expérience spirituelle.

 P.Filliot : la laïcité n’est pas exclusive vis-à-vis de la notion de spiritualité. Jean Jaurès a une dimension spirituelle et même mystique très profonde, il a fait une thèse sur Dieu. Fernand Buisson parle d’un rapport très étroit à la prière vue comme une expérience de la vie intérieure et pas forcément rattachée à une religion. Il y a bien une dimension spirituelle dans la laïcité originaire qu’il faudrait peut-être redécouvrir aujourd’hui.

 

Comment peut-on imaginer une éducation à la spiritualité ?

J. Lecanu : Le métier de Conseiller Principal d’Éducation vient du métier de Surveillant, nous sommes passés de la surveillance au conseil ce qui implique l’accueil, l’écoute, l’accompagnement. L’éducation à la spiritualité passe par le rapport entre l’éducateur et l’éduqué et on conviendra que la formation des éducateurs est essentielle. L’éducation à la spiritualité passe par la relation, il faut écouter les questions des jeunes sur la question du sens de leur vie affective, professionnelle et de leur vie spirituelle. Nous n’avons pas de réponse à donner mais nous avons quand même des éléments de réponse à donner.

G.Lurol. : La spiritualité est une expérience incarnée et non un idéalisme sans racine et sans chair. L’expérience spirituelle est le sol nourricier de l’exercice de l’esprit. Il y a là aussi une œuvre de désentrave à effectuer pour pouvoir aborder éducativement la spiritualité et imaginer une éducation à la spiritualité. Une éducation à la spiritualité concerne tout l’être humain dans ses actes et ses propos et si cela suppose de les percevoir, cela suppose de les intérioriser. Il s’agit de modes relationnels qui ne se vivent pas seulement horizontalement mais verticalement selon l’ordre d’une vocation. Une éducation à la spiritualité concerne donc le mode d’engagement éducatif des éducateurs et leur propre mode de relation à leur propre spiritualité. Éduquer à la spiritualité n’est pas se mettre dans une attitude en surplomb qui se surajouterait à nos actes et à nos propos mais c’est une infrastructure de nos décisions. Éduquer à la spiritualité n’a rien à voir avec un quelconque totalitarisme (qui est prendre une partie de notre être comme le tout de l’être) ou avec un quelconque dogmatisme religieux ou antireligieux. Il s’agit donc de « garder l’ouvert » pour le dire comme Rilke dans les spiritualités elles-mêmes. Il y a un paradoxe dans les rapports de l’être humain avec l’esprit : il peut s’y perdre comme s’y retrouver. Comme le disait Kierkegaard «il y a la folie de ceux qui prennent le monde pour un songe et il y a la folie de ceux qui prennent l’homme intérieur pour du vent ». Il s’agit de faire en sorte que l’esprit se révèle dans la rencontre. Toute vraie rencontre est lourde d’une présence réelle des êtres, c’est une question de présence à soi-même, aux autres, au monde, à ce que l’on pense et à ce que l’on croit. C’est un apprentissage à la rencontre réelle des êtres qui est à envisager. Il s’agit de retrouver le sens de l’être et le sens de l’amour. Il ne s’agit pas de démontrer mais de comprendre, et de comprendre ensemble ce qui est une toute autre logique et une toute autre démarche. Quelle que soit la spiritualité il ne s’agit pas de résoudre des problèmes mais d’approfondir un mystère en partant de là où chacun(e) est et « d’avancer par le chemin où il va » (Maurice Bellet, L’Issue, Desclée de Brouwer, 1984). C’est là où une éducation à la spiritualité passe par les conditions de vérité de grandissement de l’être humain, où il s’agit littéralement d’une démarche initiatique, ce qui nous conduit à l’éducation des éducateurs.

F. Pasquier : Les entrées semblent multiples dans des approches transversales, multi référentielles et sensibles. L’idée c’est de s’intéresser à tous les plans de l’être : d’abord la psychologie transpersonnelle et ça peut s’associer à des pratiques comme la relaxation, le yoga qui signifie d’ailleurs « relier » en sanscrit, nous sommes dans des approches liées au corps. La dimension du corps est une entrée possible. Voir l’association Rye qui forme les enseignants, voir les arts et la culture où on est plus dans l’émotionnel, les sentiments, voir aussi la transdisciplinarité avec des notions plus conceptuelles qui aboutissent à des schémas de compréhension comme la transréalité, la cosmodernité qui toutes visent à expliquer par l’évolution du rapport entre le monde du sujet et le monde des objets, la naissance et l’évolution qui vont partir des chamanismes et des religions pour aboutir jusqu’au spirituel et là, nous sommes pleinement dans le mental. Nous visons ce qui est au-delà du mental, on touche alors les 4 plans de l’être. (Travail de l’association AME) Ne faudrait-il pas parler plutôt d’une éducation qui soit spirituelle ? En France le sujet devient « touchy », beaucoup de chercheurs à l’international travaillent de manière directe sur cette question, pas suffisamment chez nous du fait de cette confusion persistante entre les termes religieux et spirituel depuis que la loi de 1905 a souhaité séparer l’église de l’État. Nous avons des avancées très significatives heureusement : le livre de ce soir et un numéro de revue scientifique en Sciences de l’éducation et de la formation, Éducation « s » et Spiritualité « s » paru dans « Éducation & Socialisation », numéro 56, disponible gratuitement en ligne.

P. Filliot : Il explicite les mots eux-mêmes. L’expression « Éducation à » renvoie à une approche transversale qui se développe de plus en plus à l’école : éducation à la santé, éducation à la citoyenneté, etc. Il s’agit d’essayer de construire des compétences plus larges, des compétences humaines, psychosociales, émotionnelles (EMC, éducation morale et civique). La spiritualité, c’est une forme d’éducation à, de formation de soi, d’apprentissage de soi, d’éducation de soi, de transformation de soi-même (notion de Bildung dans le romantisme). La pratique du yoga est une forme d’éducation intégrale : d’éduquer à l’attention, d’éduquer une attention à soi-même, à son propre corps, à son souffle et à son esprit de manière globale. Il y a peut-être un lien assez profond entre éducation et spiritualité. La spiritualité est une forme d’éducation, il y a une dimension éducative dans la spiritualité elle-même.

Dans le dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique (éditions Beauchesne), il y a 3 axes : 1. La spiritualité c’est essentiellement la vie de l’esprit, l’intériorité c’est la clé d’une démarche spirituelle, faire retour à soi et retour sur soi ; cette prise en compte de l’intériorité, elle est possible à l’école. 2. La spiritualité comme souffle en latin, en grec et en hébreu renvoie au souffle et équivalence esprit et souffle, entre l’âme et la vie. La spiritualité est quelque chose d’incarné et non quelque chose d’immatériel comme on l’entend souvent. 3. La spiritualité comme mouvement, même mot que spirale ou aspiration, idée d’un mouvement de l’être, un déplacement du sujet, une mise en mouvement de soi-même, une sorte d’élan vital (comme Bergson). Concrètement imaginer une éducation à la spiritualité, il y a deux voies principales partir des œuvres, des discours, c’est une manière d’avoir accès à une dimension spirituelle. La deuxième voie serait de partir des pratiques spirituelles à l’origine qui peuvent être laïciser et transposer à l’école laïque : la pratique du yoga, de la méditation. Il faudrait parler d’une éducation par la spiritualité, par le recours à une spiritualité, il s’agit d’éduquer la conscience elle-même, d’ouvrir l’esprit, d’ouvrir à la dimension critique, à la tolérance.

P. Filliot. : la notion d’éveil renvoie au monde de l’éducation et de l’école avec les disciplines dites d’éveil, l’école a un rôle d’éveil. C’est aussi un terme spirituel dans les spiritualités orientales, l’éveil du Bouddha. Les travaux de José Le Roy essayent de détacher l’éveil des contextes religieux ou spirituels d’origine en essayant de le voir comme une catégorie possible d’expérience et de connaissance.

 

Comment la spiritualité peut-elle inspirer les éducateurs dans leur engagement éducatif ? 

J. Lecanu : La spiritualité, c’est le moteur pour l’éducateur. La relation éducative est une relation joyeuse. Il n’y a pas d’éducation possible sans l’authenticité de l’éducateur. Les adolescents viennent rencontrer si possible quelqu’un d’unifié, une personne dans sa globalité, on passe forcément avec cette question-là au problème de la formation de l’éducateur.

G. Lurol : Les éducateurs n’éduquent pas de la même façon selon leur propre relation à la spiritualité. Il s’agit donc de « ne pas faire les malins » comme disait Péguy et de nous reconnaître à cette qualité intérieure où il existe entre nous, entre éducateurs et éduqués dans une co-éducation à égalité d’humanité, au-delà de nos hérédités, talents ou conditions, au cœur même de nos existences, « cette sorte d’équivalence spirituelle qui interdit à tout jamais à aucun d’entre nous de prendre les autres comme des moyens ou de les classer selon l’hérédité, la valeur ou la condition » (E. Mounier) : chaque personne a un prix inestimable, infini. Tous les droits sont liés à celui-ci. Il s’agit de l’humble reconnaissance de l’humanité de chacun par chacun. L’humanité se partage. Éduquer ça n’est pas formater, c’est faire grandir chacun(e) et grandir avec lui (elle). 

La qualité de la parole provient de la qualité du silence. Qui veut éduquer commence d’abord par écouter : s’écouter et écouter l’autre. Là aussi c’est une question de présence à soi-même et à l’autre. Chaque éducateur éduque avec ce qu’il est, pas seulement avec ce qu’il dit et ce qu’il fait. C’est sa manière de dire et de faire qu’il a à travailler, son attitude intérieure et pas seulement son comportement car son comportement est le fruit de son attitude intérieure. C’est là où la spiritualité où il se nourrit peut l’inspirer dans son engagement éducatif en lui permettant de l’incarner à sa manière propre et de la partager à sa manière propre.

Le but de l’éducation est d’éveiller des personnes et pour cela d’être en éveil avec nous-mêmes ; d’apprendre à nous connaître nous-mêmes, de continuer de naître à nous-mêmes. Les enfants reconnaissent au quart de tour un adulte qui les écoute et qui les aime et ils ne font réellement confiance qu’à des adultes qui leur font réellement confiance. Éduquer est un acte de foi en ce qui est là potentiellement et qui ne se voit pas encore.

La spiritualité dont l’éducateur vit et dont il se nourrit librement est primordiale. L’un des signes qu’il en vit et s’en nourrit est la joie qu’il inspire. Certes il y a des moments de tristesse et des moments d’aigreur mais ce sont des moments que les enfants reconnaissent très bien et ne confondent pas avec la personne de l’éducateur si bien entendu l’éducateur ne se complaît pas dans sa tristesse ou dans son aigreur.

Il n’y a pas une spiritualité supérieure ou inférieure à une autre. Là où elles dialoguent et se rejoignent c’est le lieu en elles où elles sont ouvertes et attentives à la spiritualité de l’autre. Il s’agit de discerner l’universalité : ça n’est pas un quelconque uniformisme ni impérialisme, elle passe par chaque personne, par chacun de nous l’universalité, ce qui nous conduit une fois de plus aux conditions de vérité de grandissement de l’être humain.

F Pasquier. : On est en pleine complexité (Edgar Morin), tout se trouve partout, et donc le spirituel est partout, y compris dans les programmes scolaires et dans le socle commun de connaissance, de compétence et de culture. On peut donc imaginer 2 façons d’inspirer les pratiques éducatives des enseignants et des éducateurs : 1. Une inspiration indirecte dans le métier de l’éducance (terme de Jean-Pierre  Lepri) avec une entrée par l’éducation à la Culture de Paix par exemple des associations comme Unesco, Unipaz,  une ONG Hwpl…, une entrée par le bien-être en éducation (dans les textes officiels : école de la confiance, l’école de la bienveillance), des notions comme le vivre-ensemble ou encore la mobilisation de la pleine conscience (l’expérithèque fournit quelques fiches pour cela), passer de pratiques relevant de l’expérientiel à l’existentiel : comme par exemple en vivant le lien avec la Nature (cf. Philippe Nicolas) ce qui peut amener à vivre l’expérience d’un « kairos » (Pascal Galvani), c’est -à-dire une (ou plusieurs) révélation. 2. Une inspiration directe : au travers de la posture de l’enseignant, de son état d’esprit, le fait qu’il est « modélisant » (qu’il doit donc incarner la gestion des émotions, l’expression des valeurs humaines et non seulement humanistes), qu’il sache mobiliser les intelligences multiples (Howard Gardner) tout cela au travers de la question de la congruence. Mais alors, dans ce cas, comme le questionne Krishnamurti : qui éduquera les éducateurs ?

En conclusion, l’exemple du Québec qui a créé au début des années 2000 un corps de professionnels dans les établissements qui se nomment les « accompagnateurs de vie spirituelle et d’engagement communautaire ». Le Canada pourrait donc être un modèle d’étude, qui répond doublement ainsi au besoin de ce « minimum spirituel garanti », qui passe par la connaissance de soi et de celle des autres.

P. Filliot : Culture du lien, triple lien chez Abdenour Bidar : lien à soi (l’intériorité), aux autres (fraternité, collaboration) et à la Nature (très lié à la dimension spirituelle). Jean Jaurès : « on n’enseigne pas seulement ce que l’on sait mais aussi et surtout ce que l’on est ». La spiritualité en tant qu’expérience humaine fondamentale, en tant que savoir de transformation, de savoir de questionnements permet aux enseignants de s’interroger sur le sens de l’existence, le sens de leur travail, de leur métier, c’est la question centrale du sens, de l’être qu’il ne faut pas oublier : « ne pas oublier l’être » Heidegger, « ne pas oublier de vivre » chez Goethe. En tant qu’enseignant, on peut vite être happé par les savoirs à transmettre, les compétences à construire, les technologies à maîtriser… et perdre de vue l’essentiel et ce qui serait de l’ordre du spirituel. La spiritualité de l’éducateur, ce serait une sorte de rappel de soi, de rappel à soi et en même une ouverture à l’altérité et un retour à l’intériorité, c’est ce dialogue entre l’intériorité et l’altérité. Ces deux mouvements sont essentiels à l’éducation au sens premier du terme educere : conduire hors de, educare : nourrir sa propre vie, s’élever par une nourriture spirituelle. Édith Stein a beaucoup écrit sur l’éducation spirituelle, « c’est la vie intérieure qui est le fondement ultime, la formation (de l’éducateur) se fait de l’intérieur vers l’extérieur » qui résume la posture de l’enseignant.e.

                                                                                                                     Marie-Charlotte Bourgeois

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Nouvelles exigences démocratiques


Lettre de vœux de Dominique Potier, député de la cinquième circonscription de Meurthe et Moselle

 Dominique Potier est député socialiste de Meurthe-et-Moselle depuis 2012. Militant associatif, agriculteur bio, il a été auparavant maire et président de la communauté de communes du Toulois, contribuant à donner un nouveau visage à un territoire devenu pionnier dans la transition écologique. Membre de la Commission des affaires économiques, il défend un modèle de l'entreprise responsable, dont la loi « Devoir de Vigilance » - dont il est rapporteur - et la co-détermination sont les marqueurs. Également co-rapporteur de la mission d’information parlementaire sur le foncier agricole de 2017, il plaide pour une grande loi de partage et de protection de la terre. Il est le fondateur du laboratoire d'idées humaniste "Esprit Civique", parrainé par Jacques Delors, et inspiré par le personnalisme.

Invictus – Un récit pour 2021


Madame, Monsieur,

« Je suis debout bien que blessé... » Dans la nuit de l'apartheid sud-africaine, Invictus est le poème lumineux qui aida Nelson Mandela à tenir durant les décennies de sa captivité dans la prison de Robben Island.

La mémoire vive de nos sorties de l'esclavage est depuis l'aube de l'humanité un remède à la peur et à la mélancolie dans la traversée de l'épreuve. Elle agit comme un antidote au risque pernicieux du rétrécissement de nos vies, au renoncement, en somme, à la dimension politique de l'existence. Elle nous conduit par la force morale à poursuivre la quête de la justice comme « une terre promise », titre choisi par Obama pour son livre publié en novembre, une façon de tourner la page de Trump et de l'année 2020.

Qu'avons-nous appris de cette pandémie ? Rien de ce que nous n'ignorions tout à fait avant mais qui nous fut comme révélé. Le courage des soignants et la décence commune de ces travailleurs « invisibles » qui ont trouvé « normal » de faire leur part au-delà du risque. Notre fragilité et notre interdépendance planétaire qui ont mis en avant le dessein d'une souveraineté solidaire. Un retour aux sources de l'économie dans ses composantes essentielles. Le besoin, à côté de l'irremplaçable esprit d'entreprise, de services publics efficients et plus largement d'une puissance publique qui anticipe, pose des limites et donne du sens à la puissance privée.

La grande leçon de cette crise de la COVID est peut-être l'apprentissage des conséquences tragiques d'une certaine désinvolture. Le coût phénoménal de la réparation de nos errances écologiques, sanitaires et sociales est sans commune mesure avec celui de leur prévention. Cette dernière a vocation à être la grande matrice des politiques publiques du 21ème siècle. 

Il est à ce titre inquiétant d'observer comment les utopies printanières du monde d'après ont si mal passé l'hiver. Face au dérèglement climatique et au risque de nouvelles pandémies, ne devons-nous pas faire d'autres vœux qu'un simple retour à la normale ? Alors même qu'une partie de notre pays bascule dans la pauvreté, comment pourrions-nous ainsi faire du maintien des privilèges financiers un dogme intangible face à l'effort de prise en charge de la dette COVID ? Un abîme nous sépare encore du partage vital auquel nous sommes appelés lorsque nous mesurons que les 1% les plus riches émettent deux fois plus de carbone que la moitié la plus pauvre de l'humanité !

Si trop souvent les récits politiques sonnent creux, ce n'est pas seulement par le décalage avec la densité des grands textes scientifiques ou spirituels contemporains mais parce qu'ils semblent hors sol. Dans notre imaginaire, la terre promise est moins un lieu que le mouvement pour l'atteindre. Je veux donc partager ici trois vœux pour 2021, trois processus politiques ancrés dans le réel. 

Notre première terre promise, c'est ici ! Une parcelle de planète et de République que j'ai eu le bonheur de sillonner, malgré un calendrier chahuté, à travers 180 rendez-vous dans nos villes et villages qui ont permis la rencontre avec 1300 citoyens. Du sentiment de délitement de l'autorité aux effets de la sécheresse sur notre ressource en eau en passant par les questions éthiques soulevées par la COVID, nous avons partagé une vraie soif de déchiffrer le monde à hauteur d'Homme... Merci ! 
En 2021, nous mettrons en œuvre un Pacte Territorial de Relance et de Transition Écologique dans l'esprit de toutes les renaissances entreprises ici collectivement et avec persévérance telles que l'économie post-Kléber, la ligne 14 dans le Saintois, le port de Neuves-Maisons, le site Lerebourg à Liverdun et l'IRM à l'hôpital de Toul. Investir dans l'humain avec la cité scolaire inclusive du handicap ou le projet Insère de prévention de la récidive, décarboner notre industrie, innover pour économiser l'eau et l'énergie... seront, pour l'emploi et le climat, notre « partie de la solution ».
Le temps est venu pour notre territoire d'inscrire ses initiatives pionnières dans le développement plus large du sud lorrain. La faiblesse démographique est de loin l'indicateur le plus inquiétant de cet espace commun. Prenant acte de la nouvelle donne politique au sein de la Métropole, nous devons mieux unir nos forces pour cette décennie de transition. En premier lieu pour consolider le CHRU pour prévenir l'essoufflement des équipes, et dans une perspective 2030, penser l'industrie du futur, la recherche universitaire, l'accueil sur nos bases militaires d'une nouvelle génération d'aéronefs du futur, un sillon lorrain multimodal, l'agroécologie et la santé de nos forêts. Mon premier vœu pour 2021 est qu'au sein de l'espace sud lorrain une coopération rurale et urbaine innovante renoue avec l'esprit qui anima à la fin du 19ème l'École de Nancy.

Notre seconde terre promise est l'espace rural français. Partout en Occident, une fracture sociale et géographique nourrit les populismes. Une nouvelle politique d'aménagement du territoire devient une urgence démocratique afin que la ruralité ne soit plus une « périphérie » des métropoles mais bien au cœur de la modernité. Notre rapport à la nature (nourriture, climat, biodiversité) est aujourd'hui notre assurance-vie. Je milite depuis sept ans contre un accaparement des terres agricoles qui appauvrit les sols et notre société. Dans le livre La terre en commun, plaidoyer pour une justice foncière que nous avons co-écrit avec Benoit Grimonprez et Pierre Blanc, ce phénomène est décrit dans sa portée universelle, et singulièrement pour les paysans africains. A contrario, nous observons que, partout depuis deux siècles, le partage du sol est allé de pair avec une prospérité écologique, économique et sociale. Pour le renouvellement des générations, notre sécurité écologique et alimentaire, mon second vœu est qu'en 2021 nous mettions fin aux principales dérives de l'accaparement des terres par une première étape d'une grande loi foncière. 

Notre troisième terre promise est l’Europe. À l'heure du Brexit, je crois au besoin d'une refondation de l'économie par une éthique européenne de l'entreprise et du partage équitable de la valeur à la source. Je milite pour deux idées « passe muraille » : la mise en place du mécanisme Zucman d'harmonisation fiscale des multinationales à l'échelle européenne et la directive annoncée par le Commissaire à la Justice et directement inspirée de la loi que j'ai eu l'honneur de faire adopter en mars 2017.  Mon troisième vœu pour 2021 est donc une mission d`évaluation de la loi Devoir de Vigilance afin de soutenir l'inscription à l'agenda de la Présidence française de l'Union européenne en 2022, la prévention des écocides et du travail des enfants dans les chaînes de productions mondialisées. 

Trois vœux qui parmi d'autres combats seraient impossibles à tenir sans l'engagement sensible et hors du commun de Martine Huot Marchand, députée suppléante, le travail patient et militant de Jean-Jacques et Stéphanie, et depuis cet automne la belle relève de Mélanie et Gaspard, qui forment, aux côtés de Gaëlle, notre équipe parlementaire.

Fernand, Suzanne, Paul, Félix et les autres... ceux du Groupe Lorraine 42, des Voltigeurs et du Maquis 15, j'en suis convaincu, ont des milliers d'héritiers dans la génération qui vient. C'est avec eux, héros ordinaires qui font l'extraordinaire, que je fonde l'espoir de nouveaux « Jours heureux ». D'une résistance à l'autre, Invictus est un récit pour 2021.
Bonne année et bonne santé !

Dominique Potier, 7 Janvier 2021

 

 

Petites réflexions sur « le monde d’après »

Chronique de Bernard Ginisty du 15 janvier 2021       

Alors que les pouvoirs publics mondiaux sont loin de contrôler la pandémie due au Covid, de nombreuses voix nous invitent à réfléchir au « monde d’après ». Cette réflexion se traduit le plus souvent par la critique des institutions qui constitue en France un sport national. Que ce soit au niveau politique où l’on n’en finit plus de nous expliquer qu’il faut réformer le système ou au niveau éducatif où l’on ne compte plus les projets de réformes suivies immanquablement de déceptions et de manifestations, peu d’organisations trouvent grâce face à notre regard critique.

L’histoire montre qu’il y a comme une sorte de destin des institutions. Dans un premier temps, l’époque de la création, elles se remettent sans cesse en cause au nom des valeurs qui les ont fait naître. Vient le second temps, celui du corporatisme, où ceux qui les font fonctionner adaptent peu à peu les valeurs fondatrices à leur confort. Vient enfin la troisième phase contre-productive : l’obsession de leur fonctionnement et des intérêts de ceux qui y travaillent fait qu’elles deviennent un contre-témoignage par rapport aux valeurs auxquelles elles se réfèrent. Combien d’institutions créées dans la ferveur militante, spirituelle, révolutionnaire ont fini en refuge pour caciques ou prébendes pour fonctionnaires. Il est donc sain que se développe leur analyse critique. Cependant, celle-ci apparaît trop souvent comme la manifestation d’un dépit d’amoureux déçus qui en attendaient « le salut ». On exècre ce qu’on a adoré.

 Il convient donc, si l’on veut promouvoir une authentique réforme, de ne pas s’enfermer dans des pensées binaires mais aussi de s’interroger sur ses propres motivations comme nous y invite l’écrivain et poète Charles Juliet : « Il est parfois effarant de voir à quel point des personnes qui ont pourtant accès aux livres,à la culture, à une certaine réflexion, vivent dans l’ignorance de ce qui les meut. Mais dans notre société matérialiste, déshumanisée et déshumanisante, rien n‘est conçu pour nous inviter à travailler en nous-même. (…) Il est des êtres surchargés de savoir, mais en qui vécu et pensée ne communiquent pas. C’est à eux que pourrait s’appliquer cette formule : ils savent tout mais ils n’ont rien compris » (1). Cet avertissement peut permettre d’éviter de radoter indéfiniment dans les débats stériles, et de mourir ancien combattant de ses propres blocages ou notable décoré d’organisations arthritiques.

 Ce qui a mené le Christ à sa jeune mort, c’est d’avoir interrogé les institutions religieuses de son temps au nom des valeurs qu’elles prétendaient incarner. L’histoire montre que, comme tant d’autres, la révolution chrétienne s’est institutionnalisée. Mais, régulièrement, surgissent des croyants, qui, plutôt que de s’obséder sur les tares de l’institution, ouvrent à nouveau un chemin du possible.

 Nous pensons trop souvent que les institutions redeviendraient bonnes si elles étaient gouvernées par des gens qui pensent comme nous. Ainsi, le monde pourrait à nouveau marcher vers des lendemains qui, à défaut de chanter, pourraient tout au moins fredonner ! Le développement des sociétés modernes n’a été possible qu’à partir du terreau d’une lente et longue éducation à quelques valeurs éthiques unanimement partagées. La radicalité n’est pas dans le cri, le discours, la diabolisation de l’autre, mais dans le travail spirituel et politique sur nos modes de vie et nos systèmes de pensée et de valeurs.

Bernard Ginisty

 (1)   Charles JULIET,Ce long périple. Éditions Bayard, 2001, pages 47-49.   

 

 

Avec l’aimable autorisation de TEMOIGNAGE CHRETIEN

nous reprenons ici deux articles qui ont fait suite aux événements dramatiques qui ont précédé la prestation de serment de Joe Biden, le 20 janvier 2021. Des actions qui ont visé les symboles les plus importants de la démocratie américaine.

 Trump : un héritage nauséabond

 Entretien avec la politiste Marie-Cécile Naves, autrice de plusieurs ouvrages sur les États-Unis et Donald Trump.

 Quel terme vous paraît le plus pertinent pour rendre compte de cette invasion historique du Capitole par des militants pro-Trump le mercredi 6 janvier dernier : « manifestation », « insurrection », voire « tentative de coup d’État » ?

Ce n’est pas une manifestation qui aurait dégénéré : il s’agit d’un projet d’invasion du Capitole, encouragé par Trump lui-même et planifié depuis des semaines sur des réseaux sociaux et sites d’extrême droite, comme le relatent certains organes de presse de référence aux États-Unis. L’intention de violence politique – pour déstabiliser la démocratie – est là dès le départ ; on peut donc parler de projet insurrectionnel de divers groupes fanatiques. La dimension folklorique, voire grotesque avec les déguisements et le maquillage, participe du projet de transgression. Elle s’ajoute aux nombreux symboles d’extrême droite mobilisés et exposés lors de cet événement, comme le drapeau confédéré, les tatouages néonazis et les slogans utilisés. C’est un événement historique qui marque une rupture, d’une part parce que le candidat perdant ne reconnaît pas sa défaite, mettant des milliers de personnes dans la rue et, d’autre part, parce que ces images ont fait le tour du monde. Elles auront un effet majeur sur les défenseurs comme sur les adversaires de la démocratie.

 Ces militants sont-ils représentatifs des mouvements et de la base sociologique qui ont porté Donald Trump au pouvoir ?

Certains sont des citoyens lambda gravitant sur des sites complotistes mais d’autres appartiennent à des groupuscules d’extrême droite, très divers, qui n’ont pas de cohérence idéo­logique sur tous les sujets. Ils sont ultra-­minoritaires aux États-Unis mais certains sont considérés par le FBI comme des terroristes intérieurs. Ces organisations ne sont certes pas représentatives de la totalité des 74 millions d’électrices et d’électeurs de Trump mais elles attirent sa base la plus radicalisée et la plus fervente. J’ajoute que ces groupes ne sont pas nés avec Trump. Mais ce dernier les a encouragés et souvent publiquement soutenus, et ce depuis 2016. Ils sont très majoritairement formés par des hommes blancs qui s’estiment assiégés dans leur propre pays par les revendications de progrès portées par le féminisme ou l’antiracisme.

Twitter et Facebook ont fermé le compte de Donald Trump ; cette décision ne risque-t-elle pas de donner des armes aux trumpistes pour se présenter comme des victimes de « censure »?

La responsabilité de Trump est immense : les mots qu’il a utilisés le prouvent, et ce depuis des mois, et il est probable que des enquêtes soient diligentées afin d’établir avec précision le rôle qu’il a joué. La clôture de son compte Twitter pose beaucoup de questions, en effet, y compris sur le timing choisi car ses appels à la violence ne datent pas du 6 janvier 2021. Elle va sans doute alimenter le complotisme de la victimisation de Trump.

Joe Biden sera investi le 20 janvier prochain et les démocrates ont repris les rênes du Sénat. Le successeur de Donald Trump a-t-il le champ libre pour gouverner ou cette base trumpiste radicalisée pourrait-elle lui mettre des bâtons dans les roues ?

Biden dispose d’une majorité dans les deux chambres, il a donc au moins deux ans pour mener à bien certaines réformes importantes sur la santé, l’écologie, la fiscalité, les droits des femmes et des minorités. Il doit cette majorité à une forte mobilisation électorale contre le trumpisme, justement – le cas de la Géorgie est emblématique. Il va très probablement miser sur les divisions du parti républicain, au Sénat notamment, pour s’allier les républicains modérés sur quelques textes et décisions.

Assiste-t-on alors au crépuscule du trumpisme ou à sa transformation en quelque chose d’autre ?

Qu’est-ce que le trumpisme : un agenda politique, un style de gouvernement, un rapport aux faits ? Un peu tout cela… En cassant les normes discursives et institutionnelles, en banalisant le conspirationnisme, en attisant les divisions et les clivages, Trump laissera assurément des traces pour longtemps, dans le champ politique et en dehors.

Propos recueillis par Timothée de Rauglaudre.

 

 

L’attaque du Capitole

Mercredi dernier, une foule en colère a pris d’assaut le Capitole, le siège des institutions parlementaires aux États-Unis. Après le choc, les questions. Les Américains tentent désormais de comprendre comment une telle attaque a pu se produire et ce qu’elle signifie dans une Amérique plus polarisée que jamais. Plus les jours passent et plus on apprend de détails sur le déroulement de cette folle journée du 6 janvier à Washington et sur le profil de ceux qui ont attisé la colère des manifestants et de ceux qui ont lancé l’intrusion. Ce qui était « une manifestation qui a dérapé » est devenu « une émeute », si ce n’est « une tentative de coup d’État ». Les différents ingrédients en étaient en tout cas présents : un président qui nie les résultats d’une élection démocratique, qui encourage plus ou moins directement ses partisans à ne pas céder, et ces derniers qui prennent d’assaut le Congrès.

Certes, cette attaque était vouée à l’échec, mais elle révèle la détermination des plus exaltés des partisans de Donald Trump, parmi lesquels des groupes de suprémacistes blancs. Sur les vidéos de l’intrusion au Capitole, on entend des manifestants crier « Brûlons tout ! », « Le pouvoir est à nous. » À l’extérieur, certains ont même construit une potence. À leurs yeux, « il faut donner l’exemple en exécutant les élus qui trahissent la nation en confirmant Joe Biden ». Parmi ces groupes, beaucoup estiment qu’ils constituent la majorité silencieuse et qu’il leur revient de sauver le pays. Ils sont persuadés que la démocratie est en danger maintenant que les démocrates contrôlent la Maison-Blanche, le Sénat et la Chambre des représentants.

S’il est une certitude, c’est que cet épisode était prévisible. Résultat d’une montée en puissance des groupes suprémacistes en partie encouragée par les discours de Donald Trump durant les quatre dernières années. Résultat aussi des théories du complot largement adoptées par cette partie de l’électorat. Sur les réseaux sociaux et les forums utilisés par ces groupes, les membres se félicitent. À leurs yeux, c’était « une réussite ». Ils appellent déjà à revenir pour de nouvelles manifestations dimanche prochain, avant un grand rassemblement le 20 janvier, jour de l’investiture de Joe Biden.

Certains responsables espèrent qu’une fois la nouvelle administration en place la situation rentrera dans l’ordre, que les partisans de Donald Trump se feront une raison et accepteront la défaite de leur camp. Mais plusieurs experts estiment que ce n’est qu’un début. Ils assurent que les manifestations pourraient se poursuivre durant les quatre prochaines années pour perturber la présidence de Joe Biden. Et le président élu le sait ; une de ses priorités est de « réunir cette Amérique divisée », comme il l’a déclaré à plusieurs reprises. Les réformes qu’il mettra en place, sa gestion des crises sanitaire et économique joueront sans aucun doute un rôle crucial dans la pacification des relations entre les différents camps.

Loubna Anaki

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Résonances spirituelles face aux défis contemporains

 

La vie spirituelle se vit à travers un engendrement permanent 

Bernard Ginisty

Dossier : L’actualité de Maître Eckhart

 Le mot « spiritualité » est un mot complexe, « valise », disent les esprits critiques. Pour éclairer ses multiples facettes, la rédaction ouvre aujourd’hui le volet de la mystique, invitée à cela par l’envoi fait par Jean-Baptiste de Foucauld du texte de Laurence Cossé.

 Un des grands mystiques souvent cité actuellement est Maître Eckhart (1260 -1328 environ), théologien et philosophe dominicain, mystique rhénan, qui enseigna et prêcha à Paris, Cologne et Strasbourg.  Il insiste sur le détachement pour se laisser habiter par Dieu. Ceci dit, tous les courants religieux ont leurs mystiques et il est intéressant de constater à quel point leurs chemins peuvent se rejoindre.

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Laurence Cossé : Les « œuvres sans pourquoi »

 Dans toutes les familles, au moment de Noël, les préparatifs festifs et spirituels font réapparaître les Marthe et Marie : les uns se dépensent sans compter pour que chacun ait un cadeau qui le touche, que la table soit belle et le chocolat de minuit inoubliable, les autres se tiennent à distance de l’agitation générale, vont à la messe tous les jours, font de longues promenades méditatives – exaspérantes, se disent les Marthe. Car Marthe a du mal à supporter l’inaction de Marie. Surtout lorsque, dans une famille, il y a une Marie et une Marthe et que, comme par hasard, c’est le père qui a le rôle de Marie et la mère celui de Marthe. Elle aimerait bien aller s’asseoir une petite heure à l’église, Marthe ; elle préférerait, mais qui ferait les derniers paquets ? Qui mettrait le couvert ? Qui cirerait les chaussures des enfants, celles qui seront déposées devant la crèche ?

 Marie est énervante, tout le monde est d’accord là-dessus. Et le pire, c’est que l’auréole lui revient. Quand Marthe laisse échapper son agacement, « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur me laisse faire seule le service ? Dis-lui donc de m’aider », elle se voit fermement recadrée : « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire, Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. »[1]

Aujourd’hui comme hier, il n’y en a que pour Marie : elle ne se trompe pas de priorités, elle a autre chose en tête que le matériel ou l’accessoire …

 Toutes les Marthe dépitées d’être si mal comprises, et persistant dans leur sentiment d’injustice, devraient lire le Sermon 86 de Maître Eckhart[2]. D’abord, cela leur reposerait les jambes. On ne lit pas un sermon d’Eckhart aussi vite qu’on monte une chantilly. Et puis cela leur mettrait du baume au cœur. Car pour cet exégète et théologien infiniment subtil, les mérites de Marie se discutent, et ceux de Marthe sont flagrants.

 Le ravissement de Marie est tout à fait insuffisant. Marie n’est qu’au début de sa recherche spirituelle. « Elle désirait elle ne savait quoi et voulait sans savoir quoi ». Surtout, si elle se tient à côté du Christ, c’est que cela la comble de joie. Sa volonté est au service de sa propre satisfaction une « satisfaction selon la sensibilité » qui n’est pas la « satisfaction spirituelle ».

 Marthe, au contraire, s’oublie complètement pour ne se soucier que du Christ, pénétrée qu’elle est de sa « grande dignité ». C’est son intimité avec Dieu qui fonde son attention aux autres. Son activité extérieure est fonction de son détachement intérieur. Elle est unie à Dieu à travers son labeur, dans une communion qui permet de « saisir et d’être saisi » de « voir et d’être vu », « d’embrasser et d’être embrassé ». Attentive aux besoins autour d’elle, elle ne se laisse pas enfermer dans ce qu’elle fait, elle reste à juste distance. Cette vigilance est le plus haut degré de la maturité spirituelle. Détachement intérieur et service extérieur représentent en Marthe une coopération accomplie entre l’homme et Dieu. Quand Jésus prononce deux fois son prénom, « Marthe, Marthe »,« la première fois, il (indique) sa perfection dans les œuvres temporelles (…), la seconde fois, il (indique) que rien ne lui (fait) défaut de tout ce qui est nécessaire pour la béatitude éternelle ».

 Car « nous sommes placés dans le temps pour que, par une action temporelle judicieuse, nous devenions pus proches de Dieu et plus semblables à lui ». Pour Eckhart c’est la pratique des vertus à travers l’action qui met l’homme en relation avec Dieu. Chercher le ravissement dans la seule contemplation et se croire dispensé d’agir est une erreur. Le véritable détachement consiste à sortir de soi, à « se laisser soi-même » pour servir. L’homme accompli perçoit Dieu « en toutes choses » et reste détaché « dans la foule, dans l’agitation et la diversité »[3]. Ainsi Maître Eckhart attribue-t-il à l’active Marthe la juste attitude habituellement reconnue à Marie.

 Mais l’action n’est pas en elle-même détachement : pour qu’elle le soit, il faut que l’actif soit « complètement plongé dans la très chère volonté divine et sorti de lui-même »[4]. En général, l’homme agit pour ceci, ou pour cela, mû par l’intérêt, la vanité, le goût du pouvoir ou autre. Alors que « l’homme qui s’est laissé lui-même », celui « qui ne cherche en quoi que ce soit son bien propre », celui-là – Marthe toute donnée – « accomplit toutes ses œuvres sans pourquoi et par amour »[5].

 

 

 

Chronique parue le 23.12.20 dans la Croix

Éric Mangin a publié en 2012 : Maître Eckhart ou la profondeur de l’intime[6].

 L’auteur est théologien et philosophe, maître de conférences à la Faculté de philosophie de l'Université catholique de Lyon. Il a déjà traduit au Seuil les Sermons parisiens de Maître Eckhart et publie en même temps que cette traduction un essai sur le théologien dominicain : Maître Eckhart ou La Profondeur de l'intime.

 Depuis toujours l’homme aspire à trouver sens à sa vie, le bonheur d’exister, découvrir son humanité profonde au plus intime de lui-même.

 Maître Eckhart propose comme chemin le détachement, la désappropriation de soi-même comme rempart contre les dogmatismes, ne pas se laisser enfermer dans une définition ou se transformer en objet de science. Il ne s’agit pas de s’isoler mais de cultiver une solitude intérieure pour se rendre proche de toutes choses et trouver Dieu au cœur du monde. Unifier sa vie de la sorte est d’une grande radicalité.

 La vie spirituelle permet à la fois de revenir à Dieu et de s’enraciner dans le monde (P. 44), d’accueillir la naissance de Dieu dans l’âme (p. 59) et faire naître le lien étroit entre le don de la grâce et la liberté de l’esprit (p. 65).

 Ce don de la grâce ouvre à un échange entre l’homme et Dieu – l’homme est libre d’accepter ou de refuser – l’acceptation conduit au détachement. Pour Augustin, dans les Confessions, c’est le chemin de l’homme pour devenir sujet dans une existence la plus ordinaire.

 Le récit des sœurs Marthe et Marie, dont parlent les Ecritures, éclaire simplement le choix à faire entre l’activisme ou l’indifférence par rapport au monde extérieur au risque du mépris. Cf. le texte de Laurence Cossé. Les grands philosophes du XXème siècle se sont penchés sur Maître Eckhart comme Heidegger lors de son discours sur la sérénité en 1955, cette presque insouciance dont il parle, peut être une forme de liberté intérieure, qui n’est pas incompatible avec l’ouverture aux autres.

 Évidemment, cela pose la question de la souffrance humaine. Si le Dieu dont on parle est bon ou amour, la souffrance relève de l’injustice.  Éric Mangin écrit que cela exige de l’homme de ne pas se laisser altérer par l’épreuve mais, se sachant aimé, il peut élargir son regard à travers la grâce donnée.

Cela semble difficilement audible pour une personne en proie à la souffrance psychologique ou physique mais cela existe, il suffit de lire Simone Weil, Édith Stein ou encore Etty Hillesum, ce lien étonnant entre souffrance et amour du monde, l’idée d’une humanité que rien ne peut détruire et qui se réalise dans la réalité la plus ordinaire (p. 168).

 Les mots sont insuffisants pour dire Dieu, il est sans nom parce qu’il n’existe pas de terme approprié pour dire la grandeur et la pureté de son être (p. 199). On le définit souvent négativement, il est invisible, illimité, insaisissable … il convient de garder silence et trouver dans l’intime une forme de liberté, une posture d’ouverture à l’accueil du divin qui conduit à faire une expérience directe de Dieu. Aller à la source pour mieux s’engager par la suite dans la société et rendre compte de cette connaissance. La vie spirituelle se vit à travers un engendrement permanent, dit Bernard Ginisty très justement.

 Cette liberté fait du mystique un libéral, l’expérience du divin l’éloigne des institutions ce qui lui vaut condamnation par les autorités ecclésiales. Maître Eckhart en a fait l’amère expérience. Tout cela a finalement peu d’importance face à la rencontre avec le divin « une histoire d’amour, l’histoire d’un Dieu qui conduit sa création vers le merveilleux désert, l’espace d’un court instant. »

 Monika Sander, Noël 2020

 

Les grands mystiques condamnés par l'Église ont quelque chose à dire aux alternatifs d'aujourd'hui !

Les courants alternatifs sont à la recherche d’un corps de valeurs, d’une anthropologie, voire d’une spiritualité. Ceux qui s’intéressent à la dimension spirituelle des fondamentaux du changement de cap semblent débattre et développer des pratiques autour de quelques grands axes.

-       Le travail sur soi dans la double dimension psychologique et corporelle, la lutte contre l’instinct d’appropriation, contre l’hubris

-       Une anthropologie ternaire (corps/âme/esprit) qui postule l’expérience d’un moi-profond dont toutes les traditions spirituelles tentent de rendre.

-       L’affirmation de l’individu comme personne libre, créatrice, enracinée dans des liens au sein de communautés multiples.

-       Une vision de la solidarité basée sur le sentiment d’une commune appartenance, d’une commune interdépendance et d’une vulnérabilité partagée, d’une fraternité.

-       La spiritualité conçue comme un chemin initiatique vers une perception plus intime, plus intérieure de l’être et en même temps plus cosmique. Spiritualité qui ouvre sur l’éthique du don, du partage, de la réciprocité.

Pour les plus ouverts à la dimension mystique, on peut ajouter une vision divino-humaine :

-        L’homme va vers le divin (ou le divino-humain) comme la goutte d’eau se jette dans le ruisseau et achève sa course dans la mer

Au regard de cette série de thèmes, il faut constater que le christianisme a des difficultés à trouver sa place dans les milieux alternatifs. Si beaucoup d’entre nous (les plus anciens sans doute) avons été marqués par la culture chrétienne, nous devons faire face à un rejet légitime des positions rigoristes défendues par l’Église au cours de son histoire, notamment au XIXe siècle, lors de la « contre-offensive catholique ». Toutes les réflexions autour du thème démocratie et spiritualité, alternative sociale et spiritualité sont piégées par un double mouvement paradoxal : un enracinement souvent évangélique (conscient ou inconscient) de nos références d’alternatifs et un refus du christianisme en raison d’une lecture négative, justifiée, de l’histoire chrétienne.

Face à ce constat, il n’est sans doute pas nécessaire de chercher à réhabiliter une chrétienté qui n’en peut plus[7]. Cependant l’héritage du christianisme est multiple. L’Église au cours de son histoire mouvementée a condamné ou marginalisé un grand nombre de mystiques qui représentaient la fine pointe de la spiritualité chrétienne. Un retour sur ces courants mystiques qui ont subi les foudres de l’Inquisition pourrait permettre d’éclairer les questions sociales et spirituelles contemporaines. Il faut cesser de ne s’intéresser qu’à l’histoire produite par l’Institution et faire un travail d’archéologie[8] des courants spirituels que l’histoire a balayés de façon trop rapide.

Nous allons présenter rapidement trois courants spirituels qui ont été l’objet de condamnations et qui reviennent au-devant de la scène aujourd’hui.

Cassien et la liberté spirituelle

Cassien (360-435) passe de nombreuses années en Égypte avec les Pères du désert[9]. Il arrive à Marseille en 414 et diffuse dans ses conférences l’enseignement des géants du désert[10]. L’essentiel de cet enseignement est basé sur un itinéraire intérieur dont il décrit minutieusement les étapes jusqu’à l’émergence d’un cœur pur réceptacle de l’Esprit. Il décrit avec minutie les combats spirituels contre ce que l’on appellerait dans un langage moderne la frénésie de posséder, l’ivresse de la colère, l’imaginaire mégalomaniaque et leurs lots de tristesse et de dépression.  La science du voyage intérieur qu’il présente est basée sur une liberté spirituelle qui laisse une grande place à l’initiative, mais fait de la vie fraternelle un élément central. A la fin de sa vie et durant les décennies qui suivent sa mort, son enseignement est en butte aux disciples de St Augustin. L’opposition se structure autour de la liberté intérieure que revendique Cassien.  L’enseignement de Cassien est condamné par le Concile d’Orange en 529. Aucun moine, aucun enfant, ne portera en Occident le nom de Cassien[11]. La doctrine augustinienne de la grâce et de la prédestination l’emportera sur celle de la liberté. Les Bénédictins conserveront cependant une prédilection pour l’enseignement de Cassien. Son œuvre circule durant des siècles « sous le manteau », avec des grandes précautions et des mises en garde[12]. Aujourd’hui Cassien revient à la mode. De nombreux moines catholiques passés par l’Orient, par le bouddhisme et le zen, redécouvrent Cassien[13]. Son sens de la liberté et son anthropologie qui n’évacue pas le désir, l’ardeur comme élément essentiel du composé humain, touchent souvent ceux qui lisent son œuvre fort accessible. Il montre à ceux qui le suivent, le chemin de la « prière de feu » où l’homme fait l’expérience du divin et de l’amour cosmique.

Les béguines et les mystiques rhéno-flamands, la mystique du lâcher-prise et de la pauvreté.

Le nom de Maître Eckhart (1260-1326) est bien connu, celui de Ruusbroec (1293-1381) l’est beaucoup moins. Les œuvres de ces maîtres spirituels et de nombreux autres de la même école ne sont compréhensibles qui si l’on considère qu’ils défendent et théorisent un mouvement mystique qui les subjugue et les dépasse, celui des Béguines[14]. Le mouvement béguinal[15] est né au XIIe siècle dans l’actuelle Belgique de langue flamande puis se diffuse rapidement dans presque toute l’Europe. Mouvement polycentrique. Il n’y a pas de fondatrice, pas d’organisation centralisée, mais une accumulation d’initiatives qui vont dans la même direction.

Au début, ces femmes ni épouses, ni moniales, restaient dans leur maison et se retrouvaient dans la journée pour prier, travailler et secourir les pauvres. Rapidement elles se regroupent dans des « béguinages » ensemble de maisonnettes toutes construites sur le même type et formant un quartier, une paroisse. Elles assument chacune leur existence en travaillant souvent hors du béguinage. Elles sont habillées comme les pauvres en blanc, en noir ou en brun. Elles font souvent la quête et donnent l’argent aux pauvres, elles les soignent dans les petits hôpitaux de quartier ou à l’infirmerie du béguinage. Elles développent une spiritualité affective exaltant un amour de Dieu qui n’est pas qu’affectif, mais irruption de la Vie au plus profond de l’être. Leur secret est dans notre langage moderne un immense « lâcher-prise » qui leur fait admirer le pauvre et le servir, qui leur fait tout abandonner pour faire l’expérience de Dieu. Elles prêchent dans les rues, commentent les Écritures, écrivent en langue vernaculaire une poésie spirituelle courtoise d’une grande beauté[16]. Leur nombre est rapidement immense. L’Église n’aura de cesse de vouloir leur donner une règle commune, de leur faire intégrer un ordre religieux reconnu, de les cloîtrer, de les faire disparaître. Elles subissent de nombreuses condamnations papales, un certain nombre sont mises au bûcher dont Marguerite Porete[17], en place de grève à Paris le 1er juin 1310, sous les yeux du jeune étudiant Eckhart. Eckhart et Ruusbroec élaborent une théologie mystique que l’Église condamnera officiellement et définitivement pour Eckhart et qui sera l’objet de constants soupçons pour Ruusbroec et ses disciples[18]. Jusqu’au XVIIe siècle l’Occident chrétien est attiré par cette spiritualité qui circule dans certains ordres et dans le public. Mais par vagues successives l’Église condamne, disperse, interdit. Le mouvement s’essouffle et disparaît à la fin du XVIIe siècle. Depuis de nombreuses années, les travaux universitaires sur la mystique rhéno-flamande sont très importants[19].

 

Les quiétistes et la mystique de l’abandon et de la charité

La première moitié du XVIIe siècle est caractérisée par un mouvement spirituel qu’Henri Bremond qualifie d’« invasion mystique ». Certains ordres religieux comme les Chartreux, les Bénédictins, les Capucins, le Tiers Ordre franciscain et des laïcs dans de nombreux salons, développent une forte spiritualité personnelle, dernier assaut de la mystique rhéno-flamande.  Les ordres mendiants et les laïcs s’engagent dans des actions de charité extrêmes et insolites[20].  Mystique et charité vont de pair. Le soin du pauvre à domicile, le soin dans la maison hospitalière du quartier, la quête font partie du quotidien de ces « dévots ».

L’exemple type de ce mouvement est l’ermitage de Caen fondé par Jean de Bernières (1602-1659)[21]. Trésorier de France, Bernières ne supporte pas sa condition de noble, il veut « sortir de sa superbe », de sa « condition ». Il consacre sa vie à aider les pauvres. Après la révolte des Nus Pieds en Normandie (1639), il ne demande rien au Roi, il organise localement l’aide aux pauvres. Travail en réseau, récolte de fonds, créations de petits établissements et services.

Bernières ouvre en 1649 l’ermitage. Il y reçoit des amis auxquels il apprend à prier et à vivre les états les plus hauts de la vie spirituelle, mais la condition nécessaire est de prendre soin des pauvres concrètement dans les quartiers de la ville et à l’Hôtel-Dieu. Il enseigne l’abandon et la quiétude, le détachement et l’expérience intime au plus profond du cœur[22], du divin, de Dieu. Celui qui se détache admire le pauvre. « Les pauvres sont nos maîtres » écrit Bernières. Il se sait intérieurement vulnérable et partage avec le pauvre sa vulnérabilité. Il meurt en 1659, ses disciples partent en grand nombre en Nouvelle-France.

En 1656 le roi édicte à Paris le grand renferment des pauvres décrit par Michel Foucault[23].

Trente années après la mort de Bernières, sous la pression de Bossuet, ses écrits sont mis à l’Index à Rome. Le livre rédigé à partir de ses notes et de sa correspondance, Chrétien intérieur[24], imprimé à 30 000 exemplaires, disparaît, mais il circule en milieu protestant. En 1689 Rome condamne avec Bernières une série de grandes figures spirituelles de cette époque dont les noms mêmes ont disparu, avec comme accusation : tendance quiétiste, c’est-à-dire laxisme spirituel.

Pour les historiens de la pauvreté, c’est la fin de la charité compassionnelle et de la prise en charge en proximité du pauvre. Le pauvre progressivement n’appartient plus à la communauté, il appartient à l’État. Long mouvement de l’histoire qui dure tout le XVIIIe[25]. Celui qui a du bien n’est plus l’obligé du pauvre, il est soumis à l’impôt, mais n’a aucune obligation de croiser le pauvre, de prendre soin de lui au nom de sa propre vulnérabilité.

Quelques années après la condamnation des premiers quiétistes, l’Église condamne Madame Guyon (1648-1717) et Fénelon (1651-1715). Mêmes accusations de quiétisme, de laxisme et de mysticisme incontrôlé.

A partir de la fin du XVIIe marquée par Bossuet et le janséniste Pierre Nicole, la spiritualité mystique est fortement rejetée par l’Église. Il faut alors cultiver « la commune vertu », le devoir d’état, suivre les prescriptions données par une Église rigoriste. La liberté créatrice et spirituelle s’efface, la vertu devient le leitmotiv de l’enseignement de l’Église. Les spirituels sont condamnés, les pauvres appartiennent à l’État, le bourgeois ne partage pas une commune interdépendance avec le vulnérable, la proximité disparaît, l’histoire moderne est entamée.

Ce détour par les mystiques condamnés peut nous inciter à être attentifs à combien d’autres, qui, non condamnés, furent aussi des « prophètes » : François d’Assise, Vincent de Paul[26]

Jean-Marie Gourvil

 

Voir sur : https://eccap.fr/auteur/5ea19e5c018b750015648155

 

[1] Luc 10, 38-42

[2] Maître Eckhart, Sermons, traduction de Jeanne Ancelet-Huttache, Seuil

[3] Maître Eckhart, Conseils spirituels

[4] Ibid.

[5] Sermon 29

[6] Ed. du Seuil, 2012

[7] On retrouve ce paradoxe dans les ouvrages de Dominique Collin, o.p., Cf. notamment : Le christianisme n'existe pas encore ; Salvator, 2019. Cf. aussi le livre d’Alexandre Men, Le christianisme ne fait que commencer, Cerf, 2004. Nicolas Berdiaev dans les années trente avait déjà évoqué le thème de la fin de la chrétienté, d’une nouvelle époque et d’une nouvelle spiritualité.

[8] Cf. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, première parution 1969.

[9] Jacques Lacarrière, Les hommes ivres de Dieu, collection Sagesse, Seuil, 2000.

[10] Les éditions Albin Michel ont publié en poche, dans la collection spiritualités vivantes, sous le titre Les collations, les meilleurs passages des Conférences de Cassien.

[11] Cassien est l’objet d’une vénération dans le diocèse de Marseille, mais pas dans l’Eglise catholique de façon générale. Il est considéré comme un saint dans l’Eglise orthodoxe.

[12] Cf. Le chanoine Léon Cristiani, Cassien, deux volumes, éditions de Fontenelle, 1945.

[13] John Maine et la communauté mondiale des méditants chrétiens. http://www.wccm.fr/wp-content/uploads/2016/03/vogue.pdf

[14] L’origine du mot Béguine est encore l’objet de recherches, de multiples explications ont été proposées. Il pourrait venir d’un vieux mot flamand beginen qui a deux sens : mendier et prier.

[15] Les références sur les béguines sont immenses, le petit ouvrage de Silvana Panciera, Les béguines, Namur, Fidélité, 2009, redonne l’essentiel d’une thèse de sociologie soutenue à l’EPHESS en 1995.

[16] Les textes les plus connus sont ceux de Hadewijch d’Anvers, Cf. Ecrits des Béguines mystiques, Sagesse, Seuil.

[17] Marguerite Porete est auteur du livre Le miroir des âmes anéanties, Albin Michel. Elle y témoigne de l’expérience de Dieu dans le détachement total. Elle sera condamnée pour ne pas privilégier les œuvres et la vertu.

[18] Harphius (XVe), disciple et chantre de Ruusbroec sera condamné par l’Inquition.

[19] Les références sur les Rhéno-Flamands sont immenses, Cf. Sous la direction de Marie-Anne Vanier, L’Encyclopédie des mystiques rhénans, l’apogée de la théologie mystique en Occident, Cerf.

[20] Jacques Depauw, Spiritualité et pauvreté à Paris au XVIIe siècle, La boutique de l’histoire, 1999. Reprenant la thèse de Michel Foucault sur le grand renfermement des pauvres en 1656, Jacques Depauw reconstitue le milieu des charitables qui précèdent le grand renfermement, leur lecture, leur piété, leurs actions souvent insolites pour nous « modernes ».

[21] Cf. Sous la direction de Dominique Tronc et Jean-Marie Gourvil, Rencontres autour de Jean de Bernières, mystique de l’abandon et de la quiétude, Parole et silence, 2013, 589 p.

[22] On a appelé l’ermitage de Caen : l’école de l’oraison cordiale.

[23] Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972.

[24] Les écrits de Bernières sont aujourd’hui accessibles. Les éditions Honoré Champion préparent l’édition de la correspondance.

[25] Bernard Groethuysen, Origines de l’esprit bourgeois en France, Gallimard, 1927

[26] Monsieur Vincent lutta avec colère contre l’enfermement des pauvres à l’hôpital général. Cette institution sonnait pour lui la fin du christianisme. Voir Michel Foucault, op. cit., p. 72. Cf. Jacques Depauw, op. cit.

 

 

Vivre la naissance du monde avec Maître Eckhart

Bernard Ginisty

 La crise mondiale due au coronavirus conduit tout un chacun à s’interroger, à sa façon, sur ce qu’il considérait jusqu’à présent comme des évidences. Pour éclairer cette « mutance » nécessaire, les poètes et les mystiques sont des éclaireurs privilégiés. Maître Eckhart, chef de file de l’école des mystiques rhénans au Moyen-Âge, définit l’expérience mystique comme celle de la réalité ultime. Bien loin de s’évader dans des considérations abstraites, il s’agit, y compris dans les aspects les plus humbles de la vie, de percevoir la gratuité radicale qui les fonde. Pour lui, « la vie est en elle-même noble, joyeuse et forte » (1), car ce fondement est toujours présent. C’est nous qui sommes, le plus souvent, absents.  On comprend alors que le thème majeur de l’œuvre d’Eckhart soit celui de l’éveil et de la naissance. Pour lui, Dieu se définit comme la source de tout engendrement : « Si l’on me demandait ce que fait Dieu dans le ciel, je dirais : il engendre le Fils, il l’engendre sans cesse dans sa nouveauté et sa fraicheur » (2).

 Dès lors, la seule expérience possible, à ses yeux, de ce qu’on nomme Dieu, « c’est de le saisir dans l’accomplissement de la naissance » (3), naissance, précise-t-il qui « ne se produit pas une fois dans l’année, ni une fois dans un mois, ni une fois dans la journée, mais en tout temps » (4). Cette capacité de percevoir les êtres et les choses dans leur état naissant et non dans leur désignation abstraite est aussi le cœur de l’expérience poétique. Chez Eckhart, c’est l’accès à ce qu’il nomme « la plus haute vérité, sans être entravé par toutes les œuvres et toutes les images dont on n’a jamais eu connaissance, dégagé et libre, recevant sans cesse à nouveau, en ce maintenant, le don divin » (5).  Tant de religions et de systèmes philosophiques ont généré des idoles conceptuelles ou moralisatrices qui masquent le jaillissement du don créateur toujours à l’œuvre. Cela le conduit à exprimer cette invocation : « je prie Dieu qu’il me libère de Dieu » (6). 

 Il me paraît particulièrement significatif que la seule prière que le Christ ait enseignée à ses disciples ne comporte pas le mot « Dieu ». Le « Notre Père », nous apprend que les chemins vers Dieu ne peuvent faire l’économie de la conscience d’une naissance et d’une fraternité universelles. Pour Maître Eckhart, la vie éternelle annoncée par l’Évangile n’est pas un « repos éternel » car, pour lui, « la particularité de l’éternité, c’est que l’être et la jeunesse sont un en elle » (7).

Rapportant une des nombreuses rencontres qu’il eut avec le jésuite paléontologue et théologien, Pierre Teilhard de Chardin, le philosophe Jean Guitton écrivait : « je notais, jouant sur le mot que, pour lui, il n’y avait pas des essences, mais des escences (florescence, sénescence, adolescence...) » (8). Il n’y a que des itinéraires, pas de possessions. Plus que jamais, dans la crise que nous traversons, nous devons quitter les affrontements stériles entre des abstractions « essentielles » chères aux dogmatismes idéologiques et religieux, pour découvrir les processus « de naissance » dans le monde.  Comme l’exprime Maurice Bellet : « Le progrès se fait - selon la loi de toutes les grandes choses humaines - non en ajoutant et en ajoutant encore à l’acquis, mais par une reprise héroïque de la primitive ouverture, pour que cette naissance soit aujourd’hui dans toute sa force » (9). Peut-être est-ce cela, « l’état de grâce ».

 Chronique de Bernard Ginisty du 25 septembre 2020

 La rédaction vous conseille aussi : Bernard McGinn Maître Eckhart L’homme à qui Dieu ne cachait rien, éditions du Cerf, 2017.

 

(1)     Maître ECKHART (1260-1328) : Sermons Tome 3 sermon 78, Éditions du Seuil, 1979, traduction de Jeanne Ancelet-Hustache, page124.

(2)     Id. Tome 2, sermon 31, page 9

(3)     Id. Tome 2, sermon 48, page 113

(4)     Id. Tome 2, sermon 37, page 44

(5)     Id. Tome 1, sermon 1, page 47

(6)     Id. Tome 2,sermon 52, page 148

(7)     Id. Tome 3, sermon 83, page 151

(8)     Jean GUITTON (1901-1999) :JOURNAL, Études et Rencontres 1952-1955, éditions Plon 1959, page 237.

(9)      Maurice BELLET (1923-2018) : L’Église morte ou vive, éditionsDesclée de Brouwer, 1991,page 50

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L’esprit de l’Europe

Avec l’aimable autorisation de SAUVONS L'EUROPE, nous reproduisons ici un article d'Arthur Colin.

Sauvons l’Europe est une association pro-européenne et progressiste qui s’engage pour la construction d’une Europe qui soit un espace commun de libertés et de protection sociale, acteur écologique dans le concert mondial. Son projet politique vise à soutenir l’émergence d’une coalition euro-progressiste s’appuyant sur la société civile et les forces syndicales. 

 Sauvons l’Europe participe à la bataille idéologique contre toutes les formes de populisme et milite pour le respect de la personne humaine.

 

Vaccins, le Brexit français

 Quel rapport entre la déconfiture du Brexit et le démarrage poussif de la vaccination française me direz-vous ? Soyons un peu raisonnables et cessons de tout confondre sans rime ni raison ! Et pourtant…

Pourtant la relative impréparation de la France sur le vaccin, qui devrait se traduire par quelques semaines de retard sur le rythme pris par nos voisins, a plus que quelques points communs avec la catastrophe bureaucratique que constitue la non-préparation administrative du Brexit par le gouvernement de sa Gracieuse Majesté. Loin d’un simple concours de beauté dans l’impéritie, ces situations traduisent une indécision fondamentale face à une opinion publique qui perd l’adhérence avec les faits.

Commençons par le Brexit. Cette amputation remarquable est le fruit d’une campagne permanente visant à transformer l’Europe en bouc émissaire des politiques nationales impopulaires. Non que l’Europe soit parfaite et sans tache, mais elle se voit généralement chargée soit de décisions purement nationales, soit de choix politiques ardemment soutenus par les gouvernements. Symétriquement, la « Souveraineté » est une nouvelle baguette magique qui rend tout possible. Le problème lorsque ce programme se réalise est qu’une dissonance forte apparaît entre la promesse d’un nouvel Éden et la réalité plus tristoune. Les Brexiters rejetaient pendant la campagne comme une infamie l’idée que le Royaume-Uni puisse sortir du marché unique en cas de Brexit, c’est bien ce qui s’est réalisé. Ils prévoyaient des dividendes remarquables pour financer la sécurité sociale, qui se sont transformés en coûts supplémentaires. De manière générale, ce qu’ils qualifiaient de « Project Fear » est au rendez-vous.

Dans ces conditions, il devient difficile de préparer administrativement ce dont on répète jour après jour qu’il ne va pas intervenir.

En France, confronté à une opinion réticente aux vaccins et à un historique regrettable et remarqué de maladresses d’expressions sur le masque, le gouvernement a choisi de ne pas brusquer les choses. Mais l’excès de précaution s’est transmis à chaque couche administrative, avec ouvertures de parapluies successives et superposées. Au final, une profonde méditation technocratique bien loin d’un élan de « guerre » et une performance remarquable de communication publique faisant passer le soutien aux vaccins de 55% à 40% en à peine deux semaines.

Dans les deux cas, le moteur de cette crise de l’opinion publique est une défiance maladive envers les gouvernants. Qu’ils soient assujettis à un « Bruxelles » mondialiste qui ne sert pas nos intérêts ou à un Big Pharma corrompu, le fonds de l’imaginaire est identique. Dans les formes les plus aigües, l’Europe est un projet d’esclavagisme moderne, de remplacement des populations par un tiers-monde plus soumis et d’imposition de valeurs extérieures, comme le vaccin vise en réalité à éradiquer la masse de la population, à la rendre docile ou à la pucer. Les thèmes sont les mêmes, les vecteurs de communication sont les mêmes, les personnes susceptibles de porter ces discours sont les mêmes et les proximités politiques également.

Nous avons observé de longue date une conjonction curieuse entre anti-européanisme et admiration pour Vladimir Poutine ou équivalents. Nous pouvons aujourd’hui y ajouter la défiance vaccinale. Or rien ne relie rationnellement ces sujets. L’Europe est souvent contestée au nom de la démocratie, ce qui devrait être incompatible avec un soutien à des régimes dont la pratique démocratique est moins évidente. Et ceci ne devrait à nouveau avoir aucun rapport d’aucune sorte avec un choix de vaccins. Pourtant ces opinions font système.

Il est possible d’avoir une discussion rationnelle sur la pertinence de l’Union et sur son bilan. Ou sur les vaccins. Ou sur la réalité de la démocratie. Mais ces questions sont de moins en moins rationnelles et de plus en plus porteuses d’identités politiques. L’Europe est désormais un marqueur politique au lieu d’être un point d’échange programmatique. Nous sommes à l’orée de voir le vaccin suivre également ce trajet. Aux USA c’est déjà le cas pour le port du masque, avec un camp pour lequel la protection de la démocratie n’est manifestement plus une valeur.

Arthur Colin

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Libres Propos

La Rédaction de la LETTRE ouvre cette rubrique aux membres de D&S qui veulent contribuer aux débats. Ces libres propos ne représentent pas l’opinion de la rédaction ni de l’association Démocratie & Spiritualité mais de leurs auteurs qui sont seuls responsables de leur texte.

Projet de loi confortant le respect des principes de la République : il faut aussi concevoir et promouvoir un volet éducatif

D’après plusieurs enquêtes, un nombre important de nos jeunes concitoyens de confession musulmane, en particulier ceux scolarisés dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, se sont éloignés des principes républicains qui fondent notre vivre ensemble. En effet beaucoup d’entre eux, sur différents sujets, se réfèrent d’abord à leur religion plutôt qu’aux enseignements qui leurs sont dispensés par l’école publique.

 Un fossé béant est donc en train de se creuser entre la culture familiale et communautaire de ces élèves et une culture scolaire universaliste cherchant à leur apporter, comme aux autres enfants, les connaissances et les valeurs républicaines d’émancipation qui fondent notre société démocratique. L’école est en difficulté pour combler ce fossé (voir par exemple l’enquête de l’observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès publié le 6 janvier sur la façon dont les enseignants vivent aujourd’hui ces contestations de la laïcité et les revendications religieuses qui les accompagnent).

Ce séparatisme culturel, dont le Gouvernement a raison de s’inquiéter, ne pourra pas, selon nous, être combattu par des dispositions principalement d’ordre sécuritaire, comme le prévoit l’actuel projet de loi confortant le respect des principes de la République.

Des mesures éducatives spécifiques doivent absolument être élaborées en direction de ces jeunes mais en sachant que, pour la plupart d’entre eux, toute pédagogie « traditionnelle », verticale, qui va du maitre vers l’élève, uniquement axée sur la transmission de connaissances, ne fonctionne plus. Ces adolescents s’ennuient en classe et, absorbés par d’autres préoccupations, ils perdent le goût d’apprendre. Beaucoup d’entre eux se retrouvent alors en situation d’échec, voire de décrochage scolaire. Des « enseignements » sur les valeurs républicaines et la laïcité qui leur seraient ainsi dispensés seraient donc totalement inopérants.

Malgré tout, d’après de nombreux témoignages, ces jeunes qui nous inquiètent, demeurent demandeurs, à l’école ou ailleurs, de moments de rencontre et d’échange sur de nombreux sujets de société, en lien avec ce qu’ils vivent au quotidien, parmi lesquels tous ceux se rapportant aux « religions ».

Il nous apparait donc indispensable de répondre à leurs aspirations sur ce plan en organisant, avec eux, des temps spécifiques de libre expression et d’échanges, en sachant que leurs propos viendront heurter frontalement nos valeurs républicaines universalistes. Il faut accepter d’entendre leur ressentiment à l’égard de « notre société démocratique » qui leur parle d’égalité et de justice alors qu’eux-mêmes se considèrent être victimes des violences policières et de discriminations ethniques. Le simple fait de parler avec eux et de prendre en considération leurs paroles, aussi dérangeantes qu’elles puissent être, serait un grand pas pour éviter que la fracture actuelle ne s’accroisse encore.

Il faut organiser et multiplier les occasions de dialogue pour aider ces jeunes à mûrir, à cheminer et à évoluer, en suscitant chez eux questionnements et doutes pour faire tomber la barrière qu’ils élèvent secrètement entre leurs convictions profondes qui se nourrissent, pour beaucoup, de « l’islam des quartiers » et les principes et valeurs que veut leur transmettre l’école. Les aider à s’extraire de leur enfermement dans leur représentation unilatérale du monde nécessite de leur faire découvrir d’autres croyances, convictions et appartenances, religieuses ou non, que les leurs qui, elles aussi, ont le droit de s’exprimer librement dans le cadre de la laïcité, même quand elles viennent heurter leur propre sensibilité.

Comme d’autres, les jeunes des quartiers se posent des questions sur le sens de leur vie, en s’interrogeant sur leur place dans notre société du fait d’une histoire familiale spécifique qui pèse sur la construction de leur identité. La plupart d’entre eux, bien que juridiquement Français, ont trop souvent le sentiment de ne pouvoir devenir, au mieux, que des Français à part. Surreprésentés dans la délinquance et souvent originaires des immigrations post coloniales maghrébines et africaines sub-sahariennes, mais aussi, de plus en plus, issus de cultures extra européennes encore plus éloignées de la culture française, ils se réfugient trop facilement dans un islam idéalisé hostile aux valeurs occidentales.

Engager un tel dialogue, sans concession, avec ces jeunes peut bien évidemment être amorcé par des enseignants motivés dans le cadre scolaire habituel, mais il faudrait aussi pouvoir le développer dans un cadre plus ouvert permettant de parler plus spécifiquement de leurs conditions de vie dans la cité et des sujets qui les préoccupent.

 Pour aider ces jeunes en matière de vie personnelle et collective, nous demandons aux pouvoirs publics d’étudier la création d’un réseau d’animateurs bénévoles de vie personnelle et civique, venant compléter le travail des enseignants et des divers intervenants déjà présents au sein de l’institution scolaire.

 

Ce réseau d’animateurs bénévoles pourrait trouver toute sa place au sein de la réserve citoyenne de l’Éducation Nationale enrichie au-delà des cercles proches de cette institution.

Dans un premier temps, la constitution d’un tel réseau pourrait être engagée à titre expérimental dans le cadre du programme national des « Cités éducatives », dont la pertinence a été reconnue par l’ensemble des acteurs de terrain. C’est à ce niveau que pourrait s’effectuer l’indispensable travail préalable de définition des missions de ces animateurs, des modalités de leur recrutement et de leur formation, de leur suivi, etc. avant une généralisation ultérieure auprès de l’ensemble des élèves scolarisés dans les quartiers prioritaires de la ville. Une extension de ce dispositif aux établissements d’hébergement relevant de la Protection de l’Enfance (enfance en danger) et de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (mineurs délinquants) pourrait aussi être envisagée dans la mesure où ces structures accueillent de nombreux jeunes en difficulté originaires des immigrations extra européennes.

Jean-Claude Sommaire, ancien secrétaire Général du Haut conseil à l’intégration

Jean-Claude Devèze, membre du pacte civique (pactecivique.fr)

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Culture – Art, littérature

 INVICTUS – le poème préféré de Nelson Mandela.

Invictus

Dans les ténèbres qui m'enserrent
Noires comme un puits où l'on se noie
Je rends grâce aux dieux, quels qu'ils soient
Pour mon âme invincible et fière.
Dans de cruelles circonstances
Je n'ai ni gémi ni pleuré
Meurtri par cette existence
Je suis debout, bien que blessé.
En ce lieu de colère et de pleurs
Se profile l'ombre de la Mort
Je ne sais ce que me réserve le sort
Mais je suis, et je resterai sans peur.
Aussi étroit soit le chemin
Nombreux, les châtiments infâmes
Je suis le maître de mon destin
Je suis le capitaine de mon âme.

William Ernest Henley (1843-1903)

Out of the night that covers me,
Black as the pit from pole to pole,
I thank whatever gods may be
For my unconquerable soul.

In the fell clutch of circumstance
I have not winced nor cried aloud.
Under the bludgeonings of fate
My head is bloody, but unbowed.

Beyond this place of wrath and tears
Looms but the Horror of the shade,
And yet the menace of the years
Finds and shall find me unafraid.

It matters not how strait the gate,
How charged with punishments the scroll,
I am the master of my fate:
I am the captain of my soul.

 

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Proposition de lecture

 

John P. DOURLEY   - 1984 et 1992 - « La maladie du christianisme – l’apport de Jung à la foi »

 John P. Dourley (JPD) est Canadien anglophone, prêtre catholique et psychanalyste jungien. Il est très familier de l’épaisse production écrite de Carl Gustav Jung (CGJ). Celle-ci n’est pas encore intégralement traduite en français, ce qui révèle la frilosité de nos psychanalystes et philosophes francophones à l’égard de cet auteur pourtant essentiel.

 Dans cet ouvrage, JPD analyse, au travers des écrits du psychiatre suisse allemand la crise actuelle du christianisme. Jung constate la catastrophique perte du sens symbolique de notre religion, pour l’individu comme pour la société ; elle est devenue quasi-exclusivement rationaliste et historisante. Elle n’est plus apte à fournir un accès aux énergies qui renouvellent nos vies et les rendent plus entières. Or le dogme (ou le symbole, ou le mythe, qui sont alors synonymes selon CGJ) qui la fonde possède cette faculté de raffermir et de développer la conscience à partir de l’Inconscient. D’où l’extrême nécessité de plonger dans les racines du christianisme pour en saisir la portée et la comprendre.

Et pour ce faire, CGJ puise dans d’autres traditions religieuses, si parfois dérangeantes pour nos certitudes contemporaines, telles que les gnostiques et les alchimistes. Or tout ceci a de quoi étoffer son ouverture au monde de l’Inconscient. Mais que l’on ne reproche pas à CGJ de ne pas être de son temps. Il a étudié et échangé, par exemple, avec certains grands physiciens sur les conséquences de tout ce à quoi la mécanique quantique ouvrait et qui corroborait nombre de ses analyses psychiques. Ce qui leur donne un « sacré » relief !

 Il tente de renouer avec l’Inconscient sur les bases de ce que l’Église catholique romaine a su partiellement préserver. En outre, il est nombre de grands mystiques sur lesquels CGJ s’appuie à cette fin. Pour n’en citer que quelques-uns, il peut s’agir de maître Eckhart, Jacob Boehme, Angelus Silesius, Nicolas de Flue… Ces hommes ont eu une expérience directe des pouvoirs de l’Inconscient. C’est pourquoi CGJ les a étudiés avec une particulière attention, tout en reconnaissant que l’institution ecclésiale a fait souvent, hélas, plus que s’en méfier. Or, ils n’ont cessé de rendre vivant le message chrétien dans notre psyché collective et de faire venir à notre conscience les nécessités les plus secrètes de l’Inconscient et de mettre en valeur que c’est la figure de l’Autre qui nous fonde. Car chaque « moi », aussi limité dans le temps et l’espace soit-il, a accès à la totalité macroscopique à travers le microcosme de son essence individuelle.

 Certaines positions de CGJ peuvent paraître contestables et nul n’est obligé d’adhérer en totalité à sa démarche. Mais ce livre de JPD est une incitation à une lecture objective et décomplexée de Jung. Nous pouvons ici reprendre son affirmation : « Nous n’accédons à notre plénitude que dans une expérience intérieure du dialogue divin ». Jung y incite. 

 Guillaume Cruse

 

 

Confession d’un catholique zombie[1]

 Le livre autobiographique de Bertrand Cadiot est sans prétention : pas de philosophie à proprement parler, pas de théologie, ni de métaphysique, pas de théorie sur la démocratie, ni même d’idéologie, ou si peu. C’est le récit, somme toute, terre à terre - quoique nourri d’érudition - d’un cheminement vers l’athéisme et d’une conviction qui se présente comme matérialiste. Un cheminement banal pour nous, enfants de la Libération, pour nous, les soixante-huitards.

C’est à une remarque d’Emmanuel Todd après la manifestation du 11 janvier 2015 que l’on doit le titre du livre, et même l’écriture du livre. Pour Monsieur Todd, les millions de personnes qui ont battu le pavé après les attentats de Charlie sont des catholiques « zombie », des catholiques qui se seraient débarrassés de leur croyance mais qui en auraient gardé quelque chose quand même. Bertrand Cadiot, mon cousin germain, s’est senti visé.

Bertrand a été biberonné à un catholicisme généreux. Il a été imprégné du Sermon sur la montagne et s’en est fait une ligne de conduite pendant toute son enfance et son adolescence. Compréhension de l’autre, charité, volonté de faire passer autrui avant soi-même, tendre la joue gauche avant même que la droite soit touchée. Il connaît la Bible et, pour écrire le livre, il s’est mis à la lecture du Coran. L’idée de Dieu était inscrite en lui. S’en libérer fut un long « chemin de croix ».

Bertrand décrit l’omniprésence du catholicisme dans son éducation à l’ombre de Saint Sulpice où notre grand-père, Francisque Gay, avait sa maison d’édition. Sa mère Odile était une passionnée. Elle ne s’intéressait pas aux miracles, ni aux sacrements, ni aux rites. Elle préférait les prêtres ouvriers à ceux qui portaient la soutane. Elle professait une religion où tout péché pouvait être pardonné. Elle priait et (! !) compatissait plus pour les criminels que pour les victimes. C’était une éducation pleine de bons sentiments en actes mais ne se départant pas d’habitudes de la bonne bourgeoisie de la rive gauche. Les enfants vont à l’Ecole alsacienne et il y a une domestique à la maison.

Bertrand Cadiot sait nous décrire le regard de l’enfant vis-à-vis du catholicisme auréolé de mystères et de magie avant le Concile Vatican II[2]. C’est un enfant parfait. Il a reçu l’appel, il a la vocation sacerdotale, il s’y prépare. C’est avec ironie qu’il raconte les exigences qu’il se donnait dans la vie quotidienne. La B.A. Ce n’est pas si facile de trouver un aveugle à qui faire traverser la rue chaque jour. Il fallait inventer des occasions de bien faire.

Mais en grandissant, l’enfant manifeste un désir d’ouverture. Il se sent coupable de douter de sa mère. L’entrée au lycée Montaigne, les discussions entre amis, l’ouverture aux autres religions, la modification des rituels après le concile influent sur ses convictions. « Le sacré peut évoluer /…/. L’Eglise n’a pas toujours raison. » Avec le recul, il se rend compte que « cette irruption de l’historicisation dans la réflexion ecclésiale atteignait le fondement même de la croyance en Dieu ».

C’est dans la lecture de Marx qu’il trouve un support idéologique à la perte de foi qu’il ressent. « Si l’on quitte une maison, il faut bien en trouver une autre… ». Inspiré par Georges Politzer, il souscrit à l’idée que « la matière préexiste à l’esprit. Dieu n’existe pas, ce sont les hommes qui l’ont inventé. » La pente est tracée. En 1966, alors que les crimes bolchéviques sont dénoncés, c’est la révolution culturelle chinoise qui attire le jeune homme…

Près de 60 ans plus tard, Bertrand Cadiot termine son livre de souvenirs par une lecture profane des textes sacrés, un regard athée. Les récits de la Bible renvoient, selon lui, à une expérience très ancienne que l’on peut accrocher à nos connaissances scientifiques : le paradis terrestre, le déluge… Les débuts de l’humanité sur terre ont été disons « romancés » par la tradition orale jusqu’au récit biblique.

Croire et savoir[3]. Daniel Lenoir revient à cette distinction ancienne entre les deux ordres dans l’éditorial de la lettre D&S de décembre 2020. C’est d’ailleurs parce qu’il dit qu’il faut y revenir que j’ai décidé d’écrire cette recension. « La séparation entre ces ordres n’est pas absolue », écrit Daniel. On peut concilier les connaissances scientifiques et la foi religieuse. Il ne faut pas confondre la foi avec une interprétation littérale des textes sacrés sans tomber dans une forme de scientisme. La vision de Bertrand est autre. Est-ce pour autant une pensée scientiste ? Une croyance que la science est la fin ultime de nos connaissances ? Une forme de foi ?

Bertrand Cadiot n’en reste pas là. Convaincu, avec Rabelais, que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », il présente les Droits de l’Homme comme le garde-fou aux débordements d’une science sans filet. Ah ? Mais Bertrand, les Droits de l’Homme n’ont-ils pas été le prétexte à des guerres dévastatrices comme autrefois l’étaient les croisades ?

 Marie-Odile Terrenoire

 

 

 

Régis Debray publie « France laïque » – Tract (en ligne uniquement) n° 2 du 02.12.20 – avec le sous-titre : « Sur quelques questions d’actualité ».

 Pourquoi une laïcité « à la française » ? Elle est née d’une histoire singulière, évidemment, et de ce fait paraît difficilement compréhensible à l’étranger – sauf peut-être en Turquie, seul pays à avoir inscrit la laïcité dans sa constitution – mais avec l’idée de s’approprier la religion.

L’auteur met en garde contre le risque d’un narcissisme collectif, de sombrer dans des querelles d’interprétation sans fin.

 Le philosophe Régis Debray s’insurge contre les boursouflures idéologiques (« La liberté d’expression est totale ou elle n’est pas, le délit de blasphème a été aboli en France en 1791 et il n’y a pas chez nous d’images interdites »). Il fait quelques détours par l’histoire pour en éclairer les incohérences. Comment peut-on aimer Dieu et tuer ses semblables se demandent les braves gens, c’est la question qu’a dû se poser Giordano Bruno, le frère dominicain et philosophe italien, brûlé à Rome en l’an 1600. Sa théorie philosophique de l’héliocentrisme, un univers infini sans centre ni circonférence lui vaut une condamnation pour blasphème. Un certain Jésus a subi un sort similaire il y a 2000 ans. Les tensions actuelles donnent l’impression qu’on n’est pas loin de l’époque médiévale fanatique.

 La loi de 1905 vise la reconnaissance du droit des minorités religieuses : séparation des sphères temporelle et spirituelle. Emporté par son élan, l’auteur affirme que – « l’enseignement du fait religieux promu en 2001, a été porté en terre par des gouvernements successifs », provoquant l’ire de Luc Ferry qui rappelle avoir mis en place un enseignement obligatoire (non confessionnel) dans les programmes d’histoire en sixième et en seconde portant sur les monothéismes.

 Nous vivons actuellement dans une Europe aux croyances faibles (ce qui choque les États Unis) alors que d’autres pays promeuvent le retour de la religion ou du spirituel ; en Chine, Confucius a droit de cité, l’hindouisme est mis en valeur en Inde, Poutine se montre proche des orthodoxes et l’Amérique du Sud adhère aux Évangélistes.

 Régis Debray dédie son texte à son ami Bernard Maris, tué lors de l’attentat de Charlie Hebdo, il le cite : « La civilisation commence avec la politesse, la politesse avec la discrétion, la retenue, le silence et le sourire sur le visage ».

 La laïcité est une exigence, elle demande du respect, de l’humilité – et de ne pas humilier l’autre – et de la bienveillance. Elle invite à prendre du recul, à ne pas s’aligner sur « les humeurs inciviles de la société civile ».

Dommage que ce tract ne soit pas publié sous une forme matérielle – et peut-être qu’il ait été écrit un peu vite – il met le problème en perspective ; espérons qu’il s’agit d’un premier jet d’un texte plus complet à venir.

Monika Sander - Décembre 2020

 

"Et L'homme devint Dieu" de Henry Quinson

 "L’ontogenèse récapitule la phylogenèse" : cet adage d'Ernst Haeckel -biologiste oublié du 19ème siècle qui a aussi inventé le mot "écologie"-, Henry Quinson, qui fut trader puis moine, et également conseiller spirituel du film "Des hommes et des dieux", l'applique au développement cognitif et spirituel de l'humanité. De la même façon que, dans l'ordre de la nature, le phénotype passe, entre sa conception et sa naissance, par toutes les grandes étapes de l'évolution -de l'organisme unicellulaire au fœtus en passant par tous les stades de développement de l'embryon-, dans l'ordre de la connaissance, comme dans celui de la spiritualité, chacun vit individuellement les étapes de l'humanisation de l'espèce. Sauf que, dans "Et l'homme devint Dieu", il inverse l'ordre du temps : dans une vision prospective et non rétrospective, ce sont les âges de la vie -qui conduisent chacun d'entre nous à passer de la petite enfance à l'âge de raison, à l'adolescence puis à l'âge adulte- qui permettent de projeter l'avenir spirituel de notre espèce, en extrapolant du développement spirituel de l'individu celui d'une noosphère humaine appelée elle aussi à passer à l'âge adulte, comme l'indique le sous-titre du livre, "Spiritualité pour un monde adulte".

Dans l'ordre cognitif, nous venons juste d'entrer dans l'âge adulte, en prenant collectivement conscience, comme nous le faisons chacun pour nous même, comme le disait déjà Valéry des civilisations, que notre commune humanité est mortelle : après la bombe atomique, la bombe à retardement écologique nous rapproche dangereusement du minuit de cette horloge de l'Apocalypse créée par quelques savants au début de la guerre froide, de cette échéance fatale pour l'humanité toute entière.

Si l'on étend ce raisonnement dans l'ordre de la spiritualité ne sommes-nous pas en train de terminer notre crise d'adolescence ? Celle pendant laquelle, à l'image de Nietzsche, "on tue le père" en annonçant la mort de Dieu, on rejette les parents, avec au passage les risques de régression pendant cette période de chamboule-tout psychologique, comme en attestent les formes de radicalisation dans des interprétations fondamentalistes des religions.

Henry Quinson récuse également le rêve infantile des transhumanistes de dépasser la mortalité somatique de l'homme dans une recherche d'immortalité. Comme son support charnel et intellectuel "homo sapiens", son "homo deus" émergeant reste un mortel. Cette quête d'éternité, plutôt que d'immortalité, doit s'appuyer sur le progrès des connaissances humaines, non pour qu'une religion scientiste vienne se substituer à des religions également mortelles, comme en atteste le cimetière des croyances abandonnées, mais en intégrant au contraire le progrès des connaissances.

Chrétien et croyant, Henri Quinson continue de donner le nom de Dieu à l’objet de cette quête spirituelle, même s’il en déconstruit les images infantiles que s'en est fait successivement l'humanité dans des religions qui ont laissé des traces y compris linguistiques : Zeus, et ses représentations, reste présent dans les déclinaisons latines de Dieu, et Wotan dans celles anglo-saxonnes de God.

Dans l'ordre de la science, chaque nouvelle théorie vient, en dépassant ce que Bachelard appelait un obstacle épistémologique, englober la précédente, telle une poupée russe dans une plus grande qu'elle : ainsi la rotondité de la terre s'est substituée à l'idée de sa platitude, en expliquant avec la théorie de la gravitation pourquoi c'était notre perception spontanée, puis, de la même façon, l'héliocentrisme au géocentrisme, puis l'idée d'un univers incommensurable à celui d'un monde réduit au système solaire... Même si Henry Quinson se défend de faire de Dieu un "joker philosophique", donner son nom à cette quête de sens, n'est-ce pas refuser de dépasser une sorte d'obstacle théologique ?

Daniel Lenoir

 

[1] Bertrand CADIOT, Confession d’un catholique zombie, Ed. Les 3 Colonnes, 2020

[2] Le Concile a probablement sauvé l’Eglise, écrit-il, mais il a accéléré sa perte d’influence. Pour lui, l’islam est face aujourd’hui à ce même dilemme.

 [3] Il ajoute à ce dyptique un troisième ordre, celui du pouvoir

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ECHOS

Le groupe de travail sur les « ressources spirituelles dans l’exercice des responsabilités » a besoin de s’étoffer pour mener quelques enquêtes de terrain. Vous trouverez ci-dessous sa proposition.

 Merci aux personnes intéressées par la participation à ce groupe de travail de se signaler auprès de : Bertand Parcollet (parcobert@gmail.com)  et de Jean-Baptiste de Foucauld (jbdf@numericable.fr). 
 

1 / Nous avons la conviction que démocratie et spiritualité ont partie liée. 

 

2 / La nature du pouvoir est une clé du principe démocratique. L’exercice du pouvoir engage la responsabilité humaine bien au-delà de simples considérations éthiques.

Le pouvoir démocratique a appelé dès l’origine des ressources personnelles (spirituelles ?) dans la mesure où la loi et le savoir n’y sont plus incorporés dans celui qui l’exerce et qu’il n’y plus de repères de certitude permettant de se situer de manière déterminée par rapport aux autres. Aujourd’hui gérer la démocratie devient plus complexe encore quand les individus néo-libéraux se veulent indépendants de toutes contraintes et de toute institution, quand le « demos » se sépare du « creatos ».

Mais nous avons l’intuition que la période actuelle de doutes et de bouleversements à laquelle démocratie et spiritualité sont simultanément confrontées peut être une opportunité de les mettre en résonance.

 

3 / Nous posons ainsi que, dans une société démocratique, la nature spécifique du pouvoir, de la responsabilité et de l’autorité qui en découlent, doit susciter la conscience spirituelle des personnes auxquelles il est confié.

En ce sens la démocratie, à l’épreuve du désir et de la conquête de pouvoir comme de la manière de l’exercer et d’en être exclus, met parallèlement à l’épreuve des références spirituelles.

 

4 / Le champ politique n’est pas le seul terrain de cette interférence entre un exercice démocratique du pouvoir et une expérience spirituelle : les champs de l’entreprise et de l’administration (encore que la gouvernance des entreprises et administrations françaises relève encore d’un pouvoir monarchique davantage que démocratique), comme du monde associatif ou du cadre familial (encore que la légitimité de l’autorité désormais parentale relève surtout des traditions culturelles) sont tout autant concernés.

 

5 / Vivre cette interférence est un parcours personnel, jusqu’à l’intime, sans doute rarement partagé, exceptionnellement exposé, et de fait, à notre connaissance, jamais étudié. Sa mise en lumière pourrait pourtant contribuer utilement à renforcer la conscience démocratique, à éclairer le ressort entre spiritualité et action, à ouvrir la perspective de nouvelles conceptions de l’exercice du pouvoir.

 

6 / Nous proposons donc de mettre en place dans le cadre de “Démocratie & Spiritualité” un espace d’étude, de partage et de réflexion sur le thème des “Ressources spirituelles à l’épreuve du pouvoir sous ses différentes formes en démocratie”.

 

Le corpus de textes, de recherches et de références traitant de ce thème paraissant a priori singulièrement restreint, il nous faudrait réunir d’autres matériaux. A cet égard la diffusion d’un questionnaire auprès des membres et sympathisants de D&S n’a trouvé manifestement qu’un faible écho.

 

Aussi faudrait-il plutôt, dans un premier temps, multiplier, sous une forme à définir, des rencontres individuelles avec des personnes étant, ou ayant été, en situation d’exercer un pouvoir afin de recueillir leur témoignage. Il s’agirait, pour celles qui l’accepteraient, de leur demander si, et en quoi, leur « spiritualité » influe concrètement sur la représentation qu’elles ont de leurs fonctions et l’exercice de leurs responsabilités au quotidien. Cette première étape suppose d’établir au préalable un cadre d’entretien souple mais garantissant un minimum d’homogénéité.

 

Dans un second temps, si le fruit des entretiens se montrait encourageant, il serait intéressant de proposer à ceux de ces témoins qui le voudraient bien, la constitution d’un groupe de partage, dans le cadre duquel ils pourraient, avec nous et en toute confidentialité, faire part et analyser ensemble l’articulation entre spiritualité et pouvoir, à partir de situations et d’expériences personnelles rencontrées dans l’exercice de leurs fonctions.

 

Ces personnalités pourraient assumer des responsabilités dans des contextes différents, ce qui aurait pour intérêt de réfléchir ensemble à des problématiques communes à partir de perspectives différentes.

 

La mise en œuvre d’un questionnaire, construit et enrichi à partir du travail de la phase précédente, permettrait enfin d’étayer nos conclusions.

 

7 / En raison de l’ampleur et de la difficulté de la tâche et afin d’être suffisamment efficient, cet espace de réflexion devrait être animé par un groupe de quatre à cinq contributeurs membres de D&S et être renforcé par des partenariats, notamment avec Esprit Civique.

Jean-Baptiste de Foucauld 

Bertrand Parcollet 

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QUE FONT NOS PARTENAIRES?

Pacte civique

Le Pacte civique organise un colloque qui va bientôt se tenir dans le cadre de la Nuit des idées le 28 janvier, par zoom.

 Titre :  Proches et créatifs par le don et les liens au cœur des territoires.

Voici le lien vers l'article sur notre site (flyer, inscription et téléchargement) : 

https://pactecivique.fr/2021/01/13/nuit-des-idees-28-janvier-2021-colloque-par-zoom-proches-et-creatifs-par-le-don-et-les-liens-au-coeur-des-territoires/

 

Sur le site du Pacte civique - https://pactecivique.fr/2020/12/14/livret-numero-1-barometre-de-la-sante-sociale-et-environnementale-et-de-la-qualite-democratique/

Vous trouverez le Livret numéro 1 – Baromètre de la santé sociale et environnementale et de la qualité démocratique

Et le livret du Pacte civique sur la Convention citoyenne

https://pactecivique.fr/wp-content/uploads/2020/12/Convention_citoyenne_climat_PC.pdf

La Vie Nouvelle (LVN)

La Vie Nouvelle : info@lvn.asso.fr (communication@lvn.asso.fr) a élu un nouveau Président : Benoît Ostertag

 

COEXISTER - HERMENEO

Laurent Grzybowski anime une grande visio-rencontre interreligieuse organisée par les Amis de la Vie, Hermeneo, Coexister, la Coordination interreligieuse du Grand Paris (CINPA) et l’Abbaye

A l’Abbaye de Saint Jacut du samedi 30 janvier 2021 à 9h30 au dimanche 31 janvier à midi avec de nombreux intervenants dont Daniel Lenoir,

 Sur le thème :

LES RELIGIONS (ET LA SPIRITUALITÉ) MENACENT-ELLES LA REPUBLIQUE ?
Comment ne pas se séparer les uns des autres.

 Vous trouverez la présentation et le programme complets de cette rencontre sur cette page https://www.abbaye-st-jacut.com/rencontre-interreligieuse-2021/.

Groupe Interreligieux Pour la Paix 78 (GIP78)

La première réunion de travail du GIP78, le 12 janvier dernier, sur le projet de cycle de conférences « Grand âge, fin de vie, de la quête de sens à la quête de solidarité » a réuni 12 personnes :  7 de D&S, 5 du GIP 78.  Parmi ces participants, de nombreuses personnes ont des compétences qui permettront d’aborder le thème sous des angles variés (une gérontologue, des psychologues, un économiste, une juriste…)

 Les débats ont permis des échanges sensibles, argumentés et documentés sur les thèmes suivants :

               Est-il est bon de vieillir ?

Quelles réponses peuvent apporter les religions et les spiritualités aux questionnements que se pose la collectivité autour du « bien vieillir » et du « bien mourir » ? 

Quelles initiatives replacent les fragilités du grand âge au sein de l’espace intergénérationnel ?

 Prochaine réunion : le 9 Février à 20 heures, via Zoom

Nadia Otmane Telba-Titous, coprésidente du GIP78

à A voir sur le site du GIP : http://gip78.fr/

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AGENDA

Réunions statutaires:

Prochains bureaux :

Jeudi 11 Février à 18h

mardi 9 mars à 18 h

Prochains CA :

jeudi 25 février (préparation de l’AG du 13 mars et de l’UE)

 

Assemblée générale

samedi 13 mars 2021 à 9h30 ; elle renouvellera totalement le Conseil d’administration 

 

Prochaines Conviviales :

• Une conviviale interne, réservée aux adhérents, s’est tenue mardi 19 janvier 2021 sur le projet de loi du gouvernement visant à renforcer les principes de la République (ex projet sur les séparatismes), adopté par le conseil des ministres le 9 décembre. Son examen par l’Assemblée nationale devrait commencer en février.

• Conviviale ouverte, mardi 16 février 18h autour de la Convention citoyenne pour le climat,en relation avec le Pacte Civique qui a sorti son troisième cahier sur ce sujet.

• Conviviale ouverte, mardi 16 mars 18h sur Berdiaev, avec Esprit civique : choix de l’intervenant en cours.

 

 Université d'été 2021

L’Université d’été 2021 se tiendra les 10, 11, 12 Septembre 2021 à Lyon, au centre Jean Bosco

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L'Ours

Lettre D&S N° 178 - Janvier 2021

ISSN 2557-6364

Directeur de publication : Daniel Lenoir
Rédacteur en chef : Monika Sander
Comité de rédaction : Jean-Baptiste de Foucauld, Sébastien Doutreligne, Eliane Fremann, Daniel Lenoir, Régis Moreira, Bertrand Parcollet.

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Le conseil du webmaster

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