En-tête

Lettre n°149- Octobre 2016

 

 Sommaire

L’agenda

 

L’éditorial

   Vie spirituelle et vie politique

Nouvelles de l'association

   Compte rendu sommaire du CA du 5 octobre

   Choix de deux lectures communes

Résonances spirituelles

   Aller à l’essentiel  pour préparer les temps nouveaux

Démocratie et spiritualité

   « Le salut a commencé par la base ».

   Quelle culture pour quelle société ?

Échos d'ailleurs

   Benjamin Stora (en collaboration avec Alexis Jenni), Les mémoires dangereuses (Albin Michel,       2015)  

Informations diverses 

UN NOUVEAU SITE  

PLUS ATTRACTIF ET PLUS INTERACTIF DE D&S EN COURS D’AMÉLIORATION EN 2016.

http://www.democratieetspiritualite.org/

C'est là que vous trouverez désormais toutes les informations concernant nos activités et toutes nos publications et réflexions. Nous comptons sur vos suggestions pour continuer à l'améliorer. 

Agenda

Les soirées conviviales au 250 bis Boulevard Saint-Germain (75007) (digicode extérieur : 25B01 ; intérieur dans le hall: 62401 ; salle au premier étage)

• Le lundi 7 novembre,  de 19H à 21H : une réunion conviviale en mémoire de Christian Saint-Sernin. Beaucoup d’entre nous ont connu et aimé Christian, membre actif de Démocratie et Spiritualité. Cette soirée, suivie d’un pot à 21h nous permettra de partager autour de son livre « J’existe nom de Dieu » paru récemment. Elle rassemblera des membres de sa famille, des amis de D&S, de Vie Nouvelle, de l’ACO (Action Catholique Ouvrière), d’ATD Quart Monde, des Éditions de l’Atelier, de l’Université, de l’EHESS et d’anciens collègues. 

• Le lundi 12 décembre,  de 19H à 21H : - François de Witt, auteur de "La preuve par l'âme" (Trédaniel), un libre débat autour du problème de l'âme, dans ses relations avec le problèmatique D/S
Ou
- A partir des actes du colloque de Cerisy :

"Peut-on apprivoiser l'argent aujourd'hui?"
Par l'Association D&S; Direction.: JEAN-BAPTISTE DE FOUCAULD:

Peut-on encore apprivoiser l’argent dans un monde qui a produit la crise des « subprimes » dont les effets n’ont pas fini de nous surprendre ? Comment en est-on arrivé là ? Comment s’assurer que l’argent devienne « bon serviteur plutôt que mauvais maître » ?

Lire la suite.

Méditations interspirituelles les mercredi 30 novembre, 25 janvier de 18h15 à 19h15, au Forum 104, 104 rue de Vaugirard (75006)

Groupe "cheminements" le mardi 8 novembre à 16h30, salle Gandon au 21 rue des Malmaisons (75013)

Formation 2016 : le samedi 3 décembre 2016, une journée consacrée à L'éthique du débat dans les locaux du Pacte civique, au 250 bis Boulevard Saint-Germain (75007) (digicode extérieur : 25B01 ; intérieur dans le hall: 62401 ; salle au premier étage)  INSCRIPTION 

Groupe "D&S de Grenoble" : le mercredi 9 novembre à 18h, Maison des associations 6 rue Berthe de Boissieux, Grenoble. Partage spirituel laïque autour du thème: "Parmi mes boussoles, quelle est celle qui m'aide à promouvoir la démocratie ?"

L’éditorial

 

Vie spirituelle et vie politique

La question spirituelle est ou a été présente dans la vie politiquede nombreuxleaders dont elle a soutenu l’action : Jaurès a été considéré comme le « prophète » d'une laïcité spirituelle, Mitterrand évoquait à la fin de sa vie les "forces de l'esprit", Vaclav Havel pensait que "le monde politique aurait besoin davantage d'humanité et de spiritualité, Gandhi et Mandela ont inspiré la résistance constructive de leurs peuples...La référence à la spiritualité et à la transcendance ont aussi motivé bien des militants dans le monde entier.

Chez les chrétiens, un courant de rénovation de la vie spirituelle fondé sur la recherche d'une vie communautaire comme cadre du développement humain de la personne et de la société vit le jour après la Libération avec le personnalisme de Mounier.

 Ce courant, héritier du christianisme social du  19ème  siècle, puis du socialisme de Péguy et du Sillon de Sangnier, distinguait la vie spirituelle et la vie citoyenne, mais ne les séparait pas. Parallèlement, les militants chrétiens s’engageaient à l’intérieur de leurs églises, prenant leur part de la tentative d'aggiornamento de l'Église Catholique et de l’élan œcuménique qui ont précédé le concile Vatican II et se sont poursuivis au-delà.

Mais la sécularisation progressive de la société française, amorcée au 19ème siècle, et le regain de faveur dont bénéficièrent les pensées de transformation et/ou déconstruction de la société après la secousse de mai 1968 modifièrent cet équilibre. Pour nombre de militants des années 1970, chrétiens y compris, l’action politique et la vie spirituelle constituaient des domaines non seulement distincts, mais séparés, entretenant peu de relations réciproques. Dans de nombreuses organisations politiques et citoyennes, la question spirituelle ne se posait pas, l’explicitation des valeurs animant chaque militant ne présentait pas d’intérêt, l’utopie fondatrice (société sans classe, autogestion, internationalisme …) devant suffire à motiver l’action et rassembler les énergies. La vie spirituelle n'intervenait pour les croyants que dans l'intime, comme source initiale et moteur de l'engagement, sans être reliée à l'action collective concrète. Les références explicites paraissaient d’autant plus mal venues qu’une approche restrictive, voire intolérante, de la laïcité conduisait à exclure les références spirituelles dans le débat public.

Cette séparation entre spiritualité et politique subsiste, mais de plus en plus d’organisations rassemblant des jeunes (Coexister, JOC, MRJC...) cherchent une cohérence de toute la personne dans ce qui donne sens à leur engagement et à leurs rencontres. Quant aux mouvements qui ont initié le Pacte civique (Démocratie et Spiritualité, La Vie Nouvelle, Poursuivre), ils étaient tous, et depuis longtemps, en recherche d’une articulation entre vie spirituelle et engagement politique. Ils se sont retrouvés au départ, en 2006, autour du thème "La politique au risque de la spiritualité". Cherchant à élargir leur assise, ils ont donné à leur quête une définition plus large : "les forces humanistes, spirituelles et politiques doivent œuvrer ensemble pour améliorer la qualité démocratique".

En cette période préélectorale où nos responsables politiques ont du mal à proposer un projet sur l’avenir de notre pays inspiré par une vision motivante, il est fondamental que D&S fasse passer son message : notre nouvelle époque appelle un approfondissement de l’exigence démocratique et spirituelle, ce double effort nous aidant à développer des liens fraternels porteurs de plus de justice sociale. 

                                                                              Le bureau

 

NB : Cet éditorial est largement inspiré d’un passage du livre Pacte civique « Réussir notre mutation démocratique » qui sera publié par Chronique sociale en fin d’année.

 

Important : D&S recherche un(e) secrétaire général pour prendre la suite de Paul-Philippe Cord qui souhaite se recentrer davantage sur ses autres activités, dont Emmaüs. Il faut y consacrer, en moyenne, une demi-journée à une journée par semaine, plus si l’on veut contribuer à développer l’association.

Contacter JB de Foucauld : jbdf@numericable.fr

Nouvelles de l'association

 

Compte rendu sommaire du CA du 5 octobre

Le CA a fait le bilan de notre Université d’été à Lyon sur « Diversité et intégration, un défi culturel et civique ». Un compte rendu sera diffusé avant la fin de l’année. Par contre, il n’a pas été possible d’approfondir le choix du thème pour la prochaine Université d’été et d’en fixer les dates. L’échange a été introduit par les propositions faites à la fin de l’Université d’été concernant la laïcité ; le débat s’est surtout centré sur le thème suivant : « que demander et recevoir pour une paix sociale et un ‘’vivre ensemble’’ alors que les intégrismes montent (en particulier l’islamiste) ? ».

Une relecture du livre rédigé par Patrick Brun sur D&S est demandée aux membres du CA ; les réactions sont attendues avant le 15/11. Son titre provisoire est « Démocratie et Spiritualité en questions, Pour un vivre ensemble porteur de sens. » 

Choix de deux lectures communes

Chaque année, D&S propose deux lectures communes à nos membres, ce qui conduit la plupart du temps à une réunion d'échanges autour des livres choisis (la dernière fut consacrée au livre de J Julliard « Le choc Simone Weil »).

Après débat, sur le choix d’un livre politique, plutôt que Un silence religieux, la gauche face au djihadisme, de Jean Birnbaum, (Seuil, 2016), nous avons retenu l’ouvrage de Benjamin Stora (en collaboration avec Alexis Jenni) Les mémoires dangereuses (Albin Michel, 2015) qui traite de la logique des crispations identitaires de notre société.

Après débat sur le choix d’un livre « spirituel », a été retenu Le mariage intérieur en Orient et en Occident, du Dr Jacques Vigne (Albin Michel 2001).

Résonances spirituelles

 

Ci-après les textes lus le mercredi 28 septembre à la méditation interspirituelle proposée par D&S au Forum 104.

 

Aller à l’essentiel  pour préparer les temps nouveaux

Mon Dieu, cette époque est trop dure pour des êtes fragiles comme moi. Après elle, je le sais, viendra une autre époque beaucoup plus humaine. J’aimerais tant survivre pour transmettre à cette nouvelle époque toute l’humanité que j’ai préservée en moi malgré les faits dont je suis témoin chaque jour. C’est aussi notre seul moyen de préparer les temps nouveaux : les préparer déjà en nous. 

Extrait du journal de Etty Hiltsum

Des confins de l'existence, un murmure nous parvient comme 1'appel lointain d'une vie plus riche à côté de laquelle nous passons sans la connaître. Tourmentés par le rythme affolant des obligations extérieures, nous le sommes aussi par un malaise intérieur, parce que nous soupçonnons qu'il y a une manière de vivre infiniment plus pleine et plus profonde que cette existence trépidante : une vie de tranquille sérénité, de paix, de force.

Thomas R. Kelly (quaker américain, mort en 1941)

II ne faut pas opposer contemplation et action comme deux principes exclusifs 1'un de 1'autre. L'esprit actif connaît des moments de contemplation qui lui permettent d'échapper au temps, mais encore faut-il intégrer la contemplation elle-même dans l'activité. Ce problème est particulièrement aigu dans un temps comme le nôtre où règne le souci de 1'actualité. Ce souci de 1'actualité, né de la civilisation technique, signifie moins pour 1'esprit humain une activité qu'une passivité. L'homme se soumet passivement au rythme toujours plus rapide du temps, qui exige de lui un maximum de labeur, en tant que rouage fonctionnel du processus technique, non en tant que personne intégrale. Ce labeur détruit la personne, 1'image intégrale de l’homme. II s'accompagne d'une complète passivité spirituelle, d'une mort lente de 1'esprit et de la spiritualité. La contemplation est au contraire une activité de 1'esprit, une résistance de l'homme au processus épuisant d'une technique à la remorque de 1'actualité.

Nicolas Berdiaev, 1937 (philosophe orthodoxe russe mort à Paris en 1948)

 

Démocratie et spiritualité
 « Le salut a commencé par la base »

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 5 octobre 2016

 
Dans la préface à la réédition des Ecrits sur le personnalisme d’Emmanuel Mounier, Paul Ricœur analyse comment ce personnalisme auquel il a été très attaché a été emporté dans la débâcle de ce qu’il appelle «la constellation des –ismes ». (1) Dans cette situation de suspicion généralisée contre tous les systèmes qui ont prétendu définir la totalité de l’humain, Ricœur ouvre une nouvelle voie à la réflexion : «Comment parler de la personne sans le support du personnalisme ? (…) Nous avons appris d’Eric Weil(2) que toutes les catégories nouvelles naissent d’attitudes qui sont prises dans la vie et qui, par la sorte de précompréhension qui leur est attachée, orientent la recherche de nouveaux concepts ».  Cela le conduit àrepérer ce qu’il appelle « une attitude personne » qu’il caractérise par trois critères distinctifs : la crise, la perception de l’intolérable et l’engagement. La crise est « le repère essentiel », c’est le moment où « l’ordre établi bascule » et où « je ne sais plus quelle hiérarchie stable des valeurs peut guider mes préférences ». Mais, dans ce moment du crépuscule des certitudes et des systèmes, on découvre qu’il y a de « l’intolérable » : la torture, le racisme, la faim, l’exclusion, le chômage, la croissance des inégalités… Face à cet intolérable, l’engagement  devient un chemin majeur vers la conscientisation éthique et politique. Ricœur conclut ainsi son analyse : « La conviction est la réplique à la crise : ma place m’est assignée, la hiérarchisation des préférences m’oblige, l’intolérable me transforme de fuyard ou de spectateur désintéressé, en homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant ».

Ce propos rejoint celui d’Edgar Morin lorsqu’il propose de remplacer l’idée de « révolution » par celle de « métamorphose » comme fil conducteur des évolutions personnelles et sociétales : « La notion de métamorphose est plus riche que celle de révolution. Elle en garde la radicalité novatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, des cultures, du legs de pensées et de sagesses de l’humanité). On ne peut en prévoir les modalités ni les formes : tout changement d’échelle entraîne un surgissement créateur. (…) Nous ne pouvons concevoir encore le visage de la société-monde qui se dégagerait de la métamorphose »(3).

Dès lors, au lieu de chercher à enclore l’être humain dans des savoirs qui prétendraient l’expliquer, il s’agit de travailler à réveiller en lui ses capacités créatrices et de participer à ce bouillonnement créatif préliminaire à toute « métamorphose » qu’Edgar Morin caractérise ainsi : « Notre époque devrait être, comme le fut la Renaissance, et plus encore qu’elle, l’occasion d’une reproblématisation généralisée. Tout est à repenser. Tout est à commencer. Tout, en fait, a déjà commencé, mais sans qu’on le sache. Nous en sommes au stade des préliminaires modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Il existe déjà, sur tous les continents, en toutes les nations, des bouillonnements créatifs, une multitude d’initiatives locales dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou existentielle. Mais tout ce qui devrait être relié est dispersé, séparé, compartimenté. Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne le dénombre, nul parti n’en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur. (…) Le salut a commencé par la base (4).   

(1) Paul RICOEUR  (1913-2005) : Préface à l’ouvrage d’Emmanuel MOUNIER : Ecrits sur le personnalisme. Editions du Seuil, Collection Points Essais, 2000, pages 7-14. « L’idée d’un règne à trois : « personnalisme-existentialisme-marxisme », si souvent tenue par Mounier comme caractéristique durable d’une époque, prend aujourd’hui figure d’illusion ».

(2) Eric WEIL  (1904-1977) : philosophe français émigré d’Allemagne à l’accession d’Hitler au pouvoir en 1933

(3) Edgar MORIN : La Voie. Pour l’avenir de l’humanité. Editions Fayard, 2011, pages 32-33

(4) Id. page 34

 

 

Quelle culture pour quelle société ?

Patrick Boulte 

Le fonctionnement de la société requiert l’existence de bases culturelles faites d’orientations communes, d’un langage commun, d’une interprétation commune de la réalité, tous éléments constitutifs du monde commun nécessaire à l’existence d’une société politique.Or, on peut se demander si les dysfonctionnements actuels de la fonction politique ne sont pas dus au fait qu’alors que ce n’est pas son rôle, elle s’escrime à pallier l’inexistence ou la faiblesse de la dimension culturelle qu’elle a, en revanche, largement contribué à affaiblir ou même à vider de sa substance. D’une certaine manière, elle l’a fait sans se rendre compte de ce qu’elle faisait. 

Sensible néanmoins aux risques de dislocation de la société, elle ne cesse de faire appel aux valeurs républicaines, alors que ces valeurs sont bien insuffisantes à aider un individu à se construire. Or, c’est bien de cela dont il s’agit d’abord quand il s’agit de culture. Dans cette habitude d’en revenir encore et toujours aux valeurs de la République, il y a l’idée que l’injonction morale suffit, alors qu’il faudrait se poser, d’abord, la question de la capacité des individus à y répondre. 

Olivier Roy a raison d’attirer notre attention sur ce point quand il critique la « tendance à réduire les cultures nationales à des ensembles de valeurs essentielles clairement identifiées, ce qu’elles ne sont pas ». Il pense que cette essentialisation comporte deux dangers :

• celui de la folklorisation de la culture : « réduire la culture à des traits caricaturaux comme l’“aperitif-saucisson-vin” en France  ») ;

• celui de son idéologisation : croire qu’une culture nationale peut se réduire à un système totalisant et cohérent, comme le fait de prendre la laïcité pour un ensemble de valeurs qui, en définitive, entrent en contradiction ; « la laïcité qui est définie comme tolérance, alors que, précisément, elle est utilisée pour expulser la religion de l’espace public ». (1) 

Mgr André Vingt-Trois, pour sa part, ajoute, dans son homélie lors de la messe pour les victimes de Saint-Etienne du Rouvray, : « On invoque souvent les valeurs, comme une sorte de talisman pour lequel nous devrions résister coûte que coûte. Mais on est moins prolixe sur le contenu de ces valeurs, et c’est bien dommage. Pour une bonne part, la défiance à l’égard de notre société – et sa dégradation en haine et en violence – s’alimente du soupçon selon lequel les valeurs dont nous nous réclamons sont très discutables et peuvent être discutées. » 

La culture est d’abord ce qui, dans le patrimoine commun, permet à l’individu de se situer dans l’existence, de comprendre ce dont il s’agit, d’accéder à la capacité de gérer sa vie, d’acquérir les éléments nécessaires à l’interaction avec les autres dans la vie collective, en un mot, de s’identifier. 

Quels éléments ? Les occasions de faire l’expérience de soi, la langue pour traduire cette expérience et la partager ; ce qui valorise l’individu ; ce qui lui donne le sentiment de son existence et l’envie d’exister. L’inscription cohérente des événements de sa vie dans une histoire, son histoire. 

L’âge de l’adolescence se  caractérise par la concomitance de l’accès à la responsabilité de soi et de l’absence de capital d’expériences fondant la définition de soi, du vaste éventail des horizons de vie théoriquement possibles et de la prégnance des contraintes qui réduisent ces possibilités. Chaque fois qu’une issue est trouvée, la confiance se constitue, l’espérance que cela peut se reproduire permet de patienter, de progresser dans les moments d’obscurité. L’individu a ainsi besoin d’un capital d’expériences réussies pour fonder son espérance. Petit à petit, il parvient, selon l’expression de Damien Leguay, à « se hisser à hauteur de monde commun ». 

De quelles ressources dispose-t-il pour cette tâche ? 

D’abord de la transmission des modèles parentaux, la transmission par ceux qui ont déjà fait l’expérience de la construction d’eux-mêmes, quelle que soit la façon dont ils l’ont faite et quelle que soit la façon dont elle est accueillie : l’admiration - la reconnaissance des personnalités et des parcours -, ou la prise de distance, - c’est ton histoire que je ne saurai reproduire -, ou encore le rejet, conduisant à une construction de soi par opposition à l’autre. 

Parmi les personnes attentives à l’importance de cette transmission, Benoît XVI, qui, dans ses vœux à la curie romaine, le 21 décembre 2012, disait : « J’ai été frappé du fait qu’au Synode, on a souligné à maintes reprises l’importance de la famille …, comme lieu authentique où se transmettent les formes fondamentales du fait d’être une personne humaine. » 

Cependant, quel que soit le contenu de ce qui lui est transmis, l’individu, s’il veut entrer dans un processus d’individuation, c’est-à-dire, un processus qui amène à fonder son identité sur les sources stables de son intériorité (2) ne saurait échapper à la confrontation avec lui-même, à partir de ce qui lui arrive. Pour s’éprouver, pour se comprendre, pour avoir un objet de retour sur soi, il a besoin d’événements. D’où l’importance de lui fournir l’occasion de faire l’expérience de lui-même, notamment par l’exercice d’un rôle social ; d’où l’enjeu, essentiel à cet égard, de l’emploi. Il peut s’agir aussi, comme le souligne Heidegger, « d’éprouver sa propre existence à partir de la détresse, d’entrer dans la détresse de la vie, de consentir à entrer de soi-même dans la détresse, à accepter sa propre solitude dans laquelle l’existence est mise en face d’elle-même ». Nul ne peut exonérer l’individu de ce type d’épreuve qui, en revanche, fonde le respect infini qui lui est dû. 

Ce n’est que s’il a pu faire ainsi l’expérience de lui-même qu’il pourra, utilement pour lui et pour les autres, rejoindre, ensuite, les communautés et associations dans lesquelles l’homme dépasse son idiosyncrasie et s’éduque à son humanité. Ce faisant, il est amené à soumettre son libre-arbitre à la loi d’autres avec lesquels il va tenter d’élaborer un peu de monde commun, échappant à l’impasse signalée par P. Manent : « On note aujourd’hui une sorte d’illimitation de l’idée de liberté qui va jusqu’à l’horreur de tout ce qui est donné et que l’on n’a pas choisi. L’horreur sacrée était suscitée jadis par celui qui transgressait la loi. Désormais, l’horreur sacrée est suscitée par la loi elle-même. L’opinion dominante juge inacceptables les conditions qui nous sont données par la vie elle-même, en particulier la différence sexuelle. Nous sommes très occupés à décomposer le monde humain et à le recomposer sur la base exclusive des droits illimités de l’individu. C’est en un sens le triomphe des Lumières, mais ce pourrait être simultanément leur fin, puisqu’au lieu de contribuer à rendre le monde plus habitable, elles s’épuiseraient à attaquer et à dissoudre les communautés et associations dans lesquelles l’homme s’éduque à l’humanité » (3).

Parmi les communautés où l’homme peut s’éduquer à l’humanité, il y a, - du moins, cela participe-t-il en principe de leur vocation -, les communautés religieuses, car elles ont porteuses de la parole divine qui, selon Mustapha Cherif, un musulman, « a pour but d’aider l’être humain, présenté comme créature privilégiée, doué de raison et du cœur, à assumer ses responsabilités pour connaître ses droits et ses devoirs, trouver le chemin de l’équilibre » (4). Philippe Bordeyne, qui appartient à une autre culture religieuse, ne dit pas autre chose : « En proposant des lieux concrets où chacun peut apprendre à cultiver sa propre intériorité, l’Eglise contribue au bien de la communauté humaine » (5). 

Le rôle d’un corpus religieux, pour autant qu’il ne fasse pas acception des personnes, est d’ouvrir l’horizon sans restriction à chacun, avec, toutefois, la difficulté de raccorder cet horizon à sa situation concrète. L’écart peut être considérable entre ce qui est préfiguré et ce qui est expérimenté concrètement, entre la définition anthropologique latente dans le corpus religieux, pouvant servir de support à la perception de soi, et la possibilité personnelle de se retrouver, un jour ou l’autre, dans cette définition. Mais il y a là une ressource dont notre conception de la laïcité sous-estime l’importance, ainsi que le note Philippe Herzog : «  Un des problèmes majeurs est aussi la relation des religions à la sphère politique et à la société. Ignorer, nier ou dénigrer leur rôle dans la formation et la culture, comme c’est souvent le cas en France, c’est ne pas pouvoir comprendre d’où nous venons, ni connaître ce que pensent les autres sociétés » (6). « Quelque chose ne va pas en Europe. Il y a un déficit de pensée profonde, une faiblesse devant l’infini, un désinvestissement de la transcendance, qu’on repousse dans les arrière-mondes au profit de l’immédiat, de l’immanent. On a perdu le rapport à la grâce » ajoute, pour sa part, Fabrice Lucchini (7). Ce qui signifie : restreindre la réalité à ce qui est directement appréhendable et, ce faisant, dévaluer, par avance, toute recherche et toute attente d’un au-delà de soi. Une telle prétention débouche sur l’interdit de l’existence et de toute espérance à ceux qui n’ont pas les ressources de faire face aux réalités ordinaires (8). 

L’histoire de l’ensemble humain auquel il appartient est, pour l’individu, une autre ressource, faite de rapport au passé, de patrimoine de biens culturels qui nous sont légués et que nous n’avons pas à produire par nous-mêmes. En revanche, nous pouvons les détruire, faute d’attention ou parce que nous avons tendance à les dévaloriser, à les renier, ce à l’égard de quoi Rémi Brague nous met en garde : « Notre rapport au passé est tel que nous vivons de biens culturels que nous ne produisons pas, voire que nous détruisons, tels des parasites » (9). 

Alors que le passé nous constitue, nous nous arrogeons, en plus, le droit de le juger, ce qui peut nous conduire à le supprimer de nos mémoires. Ce faisant, nous oublions, entre autres, que « ce qui fait une société n’est pas le consensus, mais la façon dont la société a été façonnée par les tensions, parfois même la guerre civile : il s’agit d’une histoire partagée, faite de conflits, non de consensus » (10). 

Ainsi, la société, par son existence même, appelle-t-elle l’individu à être, c’est-à-dire à construire sa capacité d’autonomie et de responsabilité, par autolimitation de cette autonomie. Cette autonomie passe par l’acquisition d’un savoir, d’une capacité relationnelle, par l’acquisition progressive d’une capacité pour les autres, d’une capacité à renvoyer en retour à la société le surcroît de sens généré par soi-même. On peut penser, à titre d’exemple d’élaboration laborieuse de cette capacité personnelle à partir d’une situation où elle faisait particulièrement défaut, à celui qui nous a été donné par Monsieur Pozzo di Borgo dont l’expérience et l’histoire ont été relatées dans le film « Les Intouchables ». La solidité et la cohérence d’une société sont constituées de ce type de parcours. 

« La culture est quelque chose de dynamique, qu’un peuple recrée constamment, et chaque génération transmet à la suivante un ensemble de comportements relatifs aux diverses situations existentielles, qu’elle doit élaborer de nouveau face à ses propres défis » (11). 

Si la fonction politique, dont ce n’est d’ailleurs pas le rôle, est impuissante à susciter ce type de processus, encore doit-elle être attentive à ne pas le gêner, encore moins à l’empêcher, ce qu’elle ne se prive pas de faire. 

Tout d’abord en méconnaissant les enjeux et les conditions requises par la construction de soi des individus. Elle contribue à fragiliser les structures familiales. Elle encourage de façon privilégiée et inconsidérée le déploiement des autonomies personnelles jusqu’à en faire le critère ultime de la qualité du fonctionnement collectif. Elle opte, dans le champ de l’éducation, pour un tri dans les références utilisées, cela au profit de systèmes non éprouvés par la pensée ou par l’histoire. Ce faisant, elle obère les possibilités de la construction de soi des individus en contribuant à déconstruire les systèmes de repérage dont ils ont besoin pour ce faire. Un exemple d’une telle déconstruction en est donné quand elle favorise la diffusion de la théorie du genre par le système éducatif dont elle a la charge. Ce qui fait dire à un Pierre Manent que « …l’Etat, à l’œuvre depuis quarante ans, tend à priver l’éducation de ses contenus, ou à vider ces contenus de leur caractère, si j’ose dire, impérativement désirable, pour installer le peuple enfant dans la méfiance ou l’indifférence à l’égard de tout ce qui ne présenterait comme un discendum – une chose à apprendre » (12). 

Elle le fait aussi en s’érigeant en juge de l’histoire et en ôtant toute possibilité aux expériences du passé de contribuer à l’élaboration du présent, ce qui fait dire au même Pierre Manent que « si la société formellement libre n’est pas aussi une communauté d’expérience capable de lier les trois dimensions du temps, elle s’installera dans un présent perpétuel où il  ne se passera plus rien » (13). 

Elle le fait en s’acharnant sur tout ce qui peut faire symbole, c’est-à-dire, sur les signes reconnaissables par chacun. Ils font langage commun, ils relient tacitement les hommes au-delà des séparations du temps et de l’espace, introduisant dans la collectivité un sentiment de continuité.  

Elle le fait en ne défendant pas la langue, support de l’échange interpersonnel, contre tout ce qui contribue à sa déconstruction. 

Elle le fait en s’abstenant de « créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible l’accession à leur autonome individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société » (14), 

Elle le fait en combattant l’idée de transcendance et en niant sa possibilité, en s’en tenant à la seule part du réel qu’elle peut envisager, considérant que les corpus religieux, qu’elle connaît le plus souvent mal, sont des facteurs de clôture du sens alors, qu’en ce qui concerne le christianisme notamment, c’est exactement l’inverse. 

Si la fonction politique n’a pas la capacité de façonner les bases culturelles de la société qu’elle a la responsabilité de conduire - celles-ci sont la résultante de multiples influences qui ne sont pas sous son contrôle -, en revanche, elle doit être consciente des difficultés de la tâche qui incombe aux individus de se construire et d’acquérir cette capacité citoyenne de coopération, nécessaire à l’existence d’un monde commun. Elle ne doit pas les détourner de cette exigence mais, au contraire, la leur rappeler, ce qui, du même coup, l’amènerait à ne pas y faire obstacle. 

(1) Olivier Roy - Rethinking the place of religion in european secularized societies : the need for more open societies - Robert Schuman Centre for Advanced Studies - European University Institute - March 2016

(2) cf. Patrick Boulte – Individus en friche – DDB 1995

(3) Pierre Manentin Le Figaro – 14.10.15

(4) Mustapha Cherif - Education et islam - Valeurs d’islam 7 – Fondapol

(5) Philippe Bordeyne : Répondre à l’inquiétude de la famille humaine –Bayard – 2014 - p.114

(6) Philippe Herzog – Identité et valeurs : quel combat ? Editions le Manuscrit – 2015.

(7) Fabrice Luchini in Le Figaro – 19.11.15

(8) cf. Patrick Boulte – L’individu contemporain au défi de l’existence - Les ressources intérieures de la solidité individuelle – Blog Trop libre – Août 2015

(9) Rémi Brague – Le règne de l’homme – Genèse et échec du projet moderne – Gallimard 2015 - p.189

(10) Olivier Roy – op. cit

(11) François – La joie de l’Evangile – Salvator 2013

(12) Pierre Manent – Situation de la France – DDB 2015 -

(13) Pierre Manent – op. cit.

(14) Jean-Jacques Rousseau reformulé par Cornelius Castoriadis - Le monde morcelé - Seuil 1990 – p.138

Échos d'ailleurs

Cette rubrique se propose de se faire l’écho d’articles de presse, de livres ou d’autres formes d’expression (cinéma, théâtre, conférence) qui évoquent les liens et les tensions entre démocratie, spiritualité, culture, religion, politique. Nous vous invitons à l’alimenter de vos propres découvertes.

Benjamin Stora (en collaboration avec Alexis Jenni), Les mémoires dangereuses (Albin Michel,  2015)

.

 

Jean-Claude Devèze

La France n'en a pas fini avec son passé colonial comme nous le rappelle le sous-titre du livre : « De l’Algérie coloniale à la France d’aujourd’hui ». Ce passé a imprégné les imaginaires et a constitué un socle idéologique sur lequel le Front national s'est construit. C'est ce transfert d'une mémoire, de l'Algérie coloniale vers la métropole qu'avait décrit Benjamin Stora en 1999. Cet ouvrage analysait déjà les raisons historiques pour lesquelles les questions difficiles de l'immigration ou de l'Islam en France seraient au cœur du débat public.

C'était également le sujet du roman d'Alexis Jenni, L'Art français de la guerre. Un dialogue inédit entre l'historien et l'écrivain permet ici d'éclairer la nature de cet imaginaire colonial et son actualité, dans une France secouée par les grands défis qui surgissent après le « choc de janvier 2015 ».

L’historien montre comment le Front national et l’extrême droite en général instrumentalisent le passé colonial et la guerre d’Algérie dans le débat politique et mémoriel. N’oublions pas que certains Français parlent encore d’opérations de maintien de l’ordre en Algérie, refusant de reconnaître qu c’était une guerre d’indépendance. Ce n’est  qu’en 2002 que Jacques Chirac a reconnu qu’il s’agissait d’une guerre !

Benjamin Stora montre comment cette guerre s’inscrit dans une histoire qui reste mouvementée : "Pendant de nombreuses années, après l’indépendance algérienne de 1962, la mémoire transférée de l’Algérie a été celle de la répétition du conflit, marquée par des attitudes de revanche, signalant la proximité des désirs dangereux", écrit-il. Puis il conclut ainsi : "Il est indéniable que le phénomène de transfert de mémoire, en provenance de l’histoire algérienne, est essentiel pour comprendre les spasmes qui travaillent certains secteurs de la société française. Ce transfert a longtemps été le ressort d’une résistance aux changements qui affectent la France, avec ce qu’implique l’invocation du «modèle» de l’Algérie française…."

Face aux crispations identitaires, cet échange passionnant invite à mener une bataille culturelle décisive pour sortir de la violence des mémoires et à affronter enfin, par une prise en compte sereine de l'Histoire, les enjeux du présent.

Informations diverses

• À 91 ans, le sociologue Alain Touraine publie Le Nouveau Siècle politique (1). Convaincu que nos modèles sont obsolètes, il nous invite à inaugurer un nouvel âge démocratique.

Lire dans La Croix

• Soirée autour d’un thème d’actualité au FORUM 104 organisée par le PACTE CIVIQUE le 15 novembre de 19H30 à 21H30 :

Pour un débat national sur la fraternité

• La Vie Nouvelle et Coexister proposent une session du 18 au 20 novembre 2016 :

Lire les Ecritures : partager les textes fondateurs des religions, au-delà des certitudes et des a-priori, pour comprendre et se comprendre, un enjeu pour notre société.*

Au Centre Jean Bosco, 14, rue Roger Radisson, LYON

Informations et inscriptions à LVN  <http://www.lvn.asso.fr/spip.php?article1948>

Tél. : 01 55 35 36 et  mail : siege@lvn.asso.fr>

* Avec Rachid BENZINE, enseignant à l’IEP d’Aix-en-Provence, auteur de Le Coran expliqué aux jeunes, 2012, Yeshaya DALSACE, rabbin à Paris, Nicole FABRE, bibliste protestante à Lyon.

• Semaines sociales de France :

Ensemble, l’éducation, à Paris (Event center) les 19 et 20 novembre 2016

Programme et inscriptions : www.ssf-lasession.org - 01 74 31 69 00

• Séminaire spécialisé AIDOP & ARTISANS DE PAIX organisé par Paula Kasparian :

SPIRITUALITÉ DE L’INTERRELIGIEUX POUR LA PAIX

Cycle 2015 – 2017 : Œuvre de paix en traditions religieuses.

Couvent Saint Jacques , Salle Sertillanges, 18 rue des Tanneries, 75013 Paris

• Communication de la Traversée:

 « Diversité, unité : la reconnaissance de l'Autre »
Conférence de Bertrand VERGELY
Mercredi 23 novembre 2016 à 19h30
Communauté de Saint-Leu - 92 rue Saint-Denis - 75001 Paris
Métro : Etienne Marcel ou Les Halles
L’ouverture à l’Autre est une expérience créatrice, essentielle de nos relations humaines.
Encore faut-il ne pas vivre une telle expérience d’une manière négative, dans la crainte de la fermeture, du repli sur soi. On n’est pas ouvert aux autres pour simplement ne pas être fermés à eux. L’ouverture aux autres signifie deux expériences magnifiques. Première expérience   : l’unité et le sens de notre appartenance profonde à l’esprit de l’humanité. Deuxième expérience : créatrice de l’intime, dans ce qu’elle peut avoir de beau, de mystérieux et d’unique.

La Traversée vous propose de vous retrouver, après la conférence,
autour du verre de l’amitié
Notre site : http://www.la-traversee.org/