Démocratie et spiritualité
Intégration et diversité, un défi culturel, social et civique
Résumé de l’UE de D&S 2016 rédigé par Yannick Moreau
Ce texte reprend des éléments essentiels des interventions et essaye de cerner la portée des apports très riches. Il ne peut prétendre résumer tous les propos tenus par les intervenants et a fortiori les échanges des groupes de travail qui ont cependant été très importants pour tous les participants. Ce résumé suit le déroulement chronologique de notre université d’été.
Il n’est guère besoin d’insister sur l’actualité des questions dans une France secouée par des attentats et hyper-réactive à certains signes de la présence de la religion musulmane en France ; ainsi le burkini qui alimenta quelques conversations pendant les échanges libres, l’actualité étant focalisée sur la survenue pendant le week-end de la décision du Conseil d’Etat annulant l’arrêté d’interdiction prise par certains maires.
Première matinée, le vendredi : Introduire le débat et donner la vision d’ensemble d’un observateur depuis longtemps impliqué.
Introduction au débat : Jean-Baptiste de Foucauld et Paul-Philippe Cord :
L’intégration de la diversité est, pour toutes les sociétés, un enrichissement, mais aussi« un problème, une source de conflits qui peuvent dégénérer en guerre civile ». Ce problème a pris des formes, une acuité et une actualité nouvelles du fait de deux tendances : la mondialisation qui engendre des pertes d’identité, la crise des réfugiés qui fait craindre un débordement par le nombre. Il s’agit pour nous de réfléchir à ce que peuvent la démocratie et les spiritualités.
Paul-Philippe Cord, qui a présenté le déroulement des deux journées, rappelle que la question de la laïcité travaille depuis longtemps D&S et que s’y ajoutent les questions soulevées par les attentats et les migrations. Il a appelé chacun à mieux se connaître, à approfondir sa propre culture et à recourir à une médiation.
Nous sommes ainsi dans un questionnement de fond, dans la continuité de la démarche d’interrogation sur ce que peuvent la démocratie et les spiritualités, et dans une démarche personnelle.
La crise du modèle français d’immigration : le panorama de Jean-Claude Sommaire.
C’est un tableau plutôt sombre que dresse Jean-Claude Sommaire, en trois points. Notre pays, tout d’abord, peine à faire face aux évolutions contemporaines de l’immigration. Ensuite, attachée aux valeurs universelles de la République, la France, par crainte du communautarisme, refuse de prendre en compte le fait communautaire. Enfin, étant le pays le plus sécularisé d’Europe, elle place haut la laïcité (dont elle n’a néanmoins pas une vision consensuelle), ce qui la conduit à réagir souvent aux problèmes de société avec excès et sans beaucoup de pragmatisme, qu’il s’agisse des évolutions du droit du mariage ou de l’immigration. Hier fière de son empire colonial, elle se trouve maintenant avec la plus importante population d’origine musulmane en Europe, une immigration plus familiale, moins intégrée par le travail, plus concentrée dans les quartiers où elle vit. Cette population est aujourd’hui travaillée par la montée, en France et dans le monde, d’un islam salafiste, mouvement qui n’est pas terroriste mais qui porte une pratique très identitaire de la religion, coupée de nos valeurs. Beaucoup de jeunes, issus de cette immigration, qui sont socialement mal intégrés, connaissent des périodes de délinquance, ce qui se traduit par une surpopulation « musulmane » dans les prisons. Cependant, des discriminations à l’embauche existent aussi. Un certain rejet, voire une haine de la France, se développe chez une partie des immigrés ou de leurs enfants. Plus globalement, les raidissements identitaires actuels entre « eux » (les « musulmans »et nous (les Français), nourrissent une insécurité culturelle pour tous.
La situation est devenue d’autant plus préoccupante que les politiques d’intégration sont insuffisantes depuis longtemps. Les politiques de maîtrise des flux supplantent les politiques d’intégration. Certains signaux comme ceux qui avaient été donnés par le rapport Obin[1] ou par le livre d’Emmanuel Brenner[2] sur les « territoires perdus de la République » n’ont pas été entendus et aucun enseignement n’a été tiré des émeutes de 2005. L’affaire récente de la déchéance de la nationalité a été très négative. Ni l’instrumentalisation de l’identité française tentée par Nicolas Sarkozy lors du débat de 2010, ni la réflexion initiée par Jean-Marc Ayrault n’ont été fructueuses. Exception positive : le contrat d’accueil et d’intégration rendu obligatoire depuis 2007 qui est devenu contrat d’intégration républicaine en 2016. Il faut donc réfléchir aux orientations à privilégier dans une politique nationale et à développer au plan local. Au niveau national, il faut maîtriser les nouvelles arrivées et renoncer au discours « France Terre d’accueil », investir au Sud pour freiner les départs, travailler avec les diasporas sur le développement des pays d’origine. Au niveau local, il faut encourager la construction de compromis intelligents, faire le choix d’une laïcité d’inclusion, prendre en compte les communautés tout en luttant contre le communautarisme et ne pas oublier que l’islam peut faciliter l’inclusion des jeunes générations.
Vendredi après-midi
Jean-Marie Petitclerc : « La violence des jeunes est un problème des adultes ». Polytechnicien et prêtre, JM Petit-clerc est médiateur et fondateur du Valdocco. Il a une grande expérience auprès des jeunes et une réflexion qu’il a développée dans plusieurs livres. Chacun sent que c’est un homme qui a du « répondant » dans les relations humaines et une capacité d’analyse sans doute liée au temps qu’il a pris pour compléter sa formation aussi bien en sciences de l’éducation que comme éducateur.
Le Valcoddo. Un projet initié à Argenteuil en 1995 dans un quartier traumatisé par la violence où ont travaillé ensemble habitants inquiets pour leurs enfants, bénévoles et professionnels. Il a essaimé pour prévenir la délinquance et l’échec scolaire dans le Grand Lyon, Nice et Lille.
C’est une analyse crue de la situation des jeunes des quartiers qui est d’abord présentée : 53 % des jeunes des cités sortent de l’école sans une bonne maîtrise du calcul et de l’orthographe. Le chômage des jeunes est double de celui des adultes ; il est considérable dans les quartiers, entre 40 et 50%. Les adultes sont insuffisamment présents : dans un collège, pendant les récréations, adolescents filles et garçons se retrouvent seuls, sans adultes puisque les enseignants se retirent entre eux, avec de problèmes de violence, d’agressions sexuelles parfois. La violence des jeunes est un problème d’adultes, lié à l’incohérence du monde fabriqué par les adultes, qui forment les jeunes vers des emplois sans débouchés, peinent à les accompagner dans la gestion de leurs frustrations, de leurs pulsions agressives. Le collège devrait pouvoir s’appuyer sur une gestion des conflits par les adultes mais ce n’est pas le métier des enseignants et la présence d’autres adultes est souvent rejetée. Le profil des jeunes terroristes est celui de radicalisés qui s’islamisent.
La médiation dans les quartiers se construit en rejoignant les jeunes dans leurs trois champs de vie : la famille, marquée par les traditions du pays d’origine ; l’école, lieu du savoir et des traditions républicaines ; le quartier avec sa culture de l’entre-pairs qui a tendance à envahir les deux autres champs de vie et à donner à la religion une forme plus liée à la pratique qu’à la conviction : « ils pratiquent l’islam sans être croyants ». La médiation se construit avec des adultes qui savent que la capacité à transmettre certaines valeurs dépend plus de la qualité de la relation que du statut de celui qui transmet ; que si la liberté et l’égalité sont des droits, la fraternité est de l’ordre du devoir et la laïcité un facilitateur de fraternité. La fraternité suppose l’échange, un repérage de ce qui est commun et une relation de respect (frère en humanité). Le médiateur est celui qui, dialoguant avec A et B, permet le dialogue entre A et B. Il est aussi celui qui repère les conflits d’objet qui risquent de dégénérer en conflits de personnes, ce qui est très fréquent dans les conflits mettant en jeu des jeunes mais aussi dans des affaires comme le burkini.
La fraternité est, par ailleurs, différente de la solidarité. Dans l’acte éducatif, l’adulte peut dire : je crois en toi, j’espère en toi, je t’aime. « Dans l’acte éducatif, en tant que chrétien, voici ma posture : Je crois en toi, j'espère avec toi, je t'aime, à la manière dont Christ croit en toi, espère avec toi et t’aime. » Cela se montre non seulement par des paroles mais par des actes.
Pour Jean-Marie Petitclerc, l’Eglise dit aux hommes : « Vous devez vous comporter en frères parce que vous êtes les enfants d’un même père » ; la République dit : « Vous devez vous comporter en frères comme si vous étiez enfants d’un même père ». C’est plus difficile.
Jacqueline Costa-Lascoux, les jeunes et la laïcité : Elle est à la fois juriste et sociologue, directrice de recherche au CNRS et psychanalyste. Elle a beaucoup travaillé sur les questions d’immigration et son expérience est très diverse aussi bien par sa participation à diverses commissions comme la commission Stasi, qu’à divers organismes comme le Haut Conseil à l’intégration, ou sa présidence de la Ligue pour l’enseignement. Cette expérience la conduit à mettre l’accent sur la dimension culturelle des problèmes. Elle choisit de nous faire part de son expérience depuis six ans dans l’opération « Jeunes pour l’égalité en région parisienne ».
Jeunes pour l’égalité vise à donner aux jeunes les concepts et les moyens pratiques de s'exprimer et à leur permettre de devenir des acteurs de l'égalité filles-garçons. Ce dispositif créé par la Région Ile-de-France repose sur les interventions d’acteurs du monde associatif et culturel dans les établissements scolaires.
La démarche part de la perception des jeunes, de leurs attentes,de leurs critiques et apporte des informations, des éléments sur le contexte historique, ouvre le débat et favorise une expression des jeunes avec l’appui de professionnels (poèmes, affiches, théâtre, émissions de radio). Jacqueline Costa-Lascoux fait ressortir quelques enseignements de cette expérience. Il est important d’avoir des lieuxpour verbaliser les malentendus, les peurs réciproques, réfléchir aux pratiques, à des notions mal cernées. On retiendra ici quelques sujets d’échange. La religion est souvent plus une pratique « recopiée » ou liée à l’idée de nécessité pour aller au paradis qu’inspirée par une foi ; l’interrogation portée sur cette pratique (par exemple jupes longues) peut introduire des échanges sur la pudeur (est-elle dans le vêtement ou dans le cœur ?)…C’est d’autant plus utile que, dans des situations où l’histoire familiale du pays d’origine est très souvent mal connue, « ces pratiques religieuses font office de carte d’identité » : elles disent qu’on est différent des autres. Il est important de travailler sur l’intergénérationnel, sur des histoires où les humiliations ressenties par les uns et les autres peuvent renforcer l’importance attachée aux marqueurs identitaires et où « la méconnaissance de sa propre histoire peut renforcer le risque de tomber sous emprise ».
Les rappels sur la laïcité sont nécessaires. La laïcité a ses préludes sous la monarchie qui cherche à s’affranchir du pouvoir des papes, impose une tenue en double de l’état civil et sous laquelle est signé l’Edit de Nantes qui reconnaît certains droits aux protestants. La laïcité s’enracine dans l’amour de la liberté et s’organise avec la loi de 1905. Elle a d’abord pour objet de garantir la liberté de conscience, le droit de croire et de ne pas croire. Ce faisant, elle rend la citoyenneté indépendante des appartenances religieuses, créant le lien politique dans la cité au-delà des croyances et des appartenances et donnant droit de cité à chaque élément de la diversité. Il est important de montrer que la laïcité n’a pas vocation à décrypter l’intérieur des croyances, à pénétrer l’espace de l’intimité ; qu’elle permet l’esprit critique sur les idées mais non l’injure aux personnes. La neutralité est imposée à l’Etat et à ses représentants mais, dans l’espace public, les signes religieux, qui ont des significations diverses selon les pays, ne sont pas interdits. Il est important aussi de travailler sur l’égalité, en demandant aux jeunes ce qu’elle est pour eux, et en montrant qu’elle est un rapport, pas une ressemblance.
Une seconde expérience de six mois dans les Yvelines sur les questions de radicalisation. La radicalisation se produit notamment sur internet avec de jeunes designers experts en vidéos. Elle touche des jeunes qui refusent la victimisation, veulent devenir créateurs et prennent la main tendue de celui qui dit qu’ils vont avoir de nouveaux frères. La solidarité internationale, la notion d’humanitaire véritable sont mobilisées avec le thème des enfants sous les bombes en Syrie. La théorie du complot (Qui bombarde ? Qui a besoin du pétrole ?...) est largement utilisée avec ses parts de vrai et ses outrances. Pour les femmes, il est fait appel à la dignité de la femme, complémentaire de l’homme, accompagnatrice, procréatrice. La radicalisation se déroule en trois phases. La séduction est recherchée par la reconnaissance chez la personne d’un élément particulier ; puis l’incitation à l’implication en lui demandant de se rendre visible par le prosélytisme, de faire des ruptures, des sacrifices avec son corps ; puis l’incitation à la dissimulation en buvant de l’alcool…
Au cours de l’échange qui suit, trois points sont soulignés par les deux intervenants. Il faut que les jeunes puissent sortir des quartiers : « la non mobilité ne permet pas la mobilisation ». L’intervention des non professionnels peut avoir des limites posant problème et c’est ce qui s’est passé avec l’intervention encouragée des grands frères. L’insuffisance des soins psychiatriques disponible pour le membre d’une famille peut mettre en danger toute la famille.
Samedi matin –
Christian Delorme : « Que s’est-il passé ? » « Comment faire entendre d’autres voix ? »
Christian Delorme est connu depuis ledébut des années 1980 pour son engagement dans la reconnaissance des droits des étrangers. Prêtre de paroisse, mais aussi chargé par ses évêques de missions de dialogue avec l’islam de France, il a été l’un des initiateurs de la Marche des beurs. Sa question : « Que s’est-il passé » ? a une résonnance pour lui-même d’abord. Car il a pu constater depuis les années 1980, alors que les problèmes d’intégration étaient déjà importants, des changements qui ont tellement compliqué la situation qu’il s’interroge encore sur cette évolution. Un sentiment et une réalité d’échec sur lesquels il ne faut tout même pas en rajouter, car il y a aussi beaucoup de réussites, même si celles-ci ne sont pas toujours quantifiables. Plusieurs difficultés n’étaient pas prévisibles : 40 ans de chômage massif ; le poids dans la vie politique française du FN qui a imposé les termes du débat ; l’incapacité de tous les faiseurs d’opinion d’entendre les besoins de la jeunesse issue de l’immigration maghrébine ; le revivalisme islamique depuis 40 ans avec l’influence des courants du wahhabisme venu d’Arabie saoudite et des Frères musulmans, courants qui se sont répandus avec l’argent du pétrole ; le poids d’une tradition culturelle française où on idéologise beaucoup sans pragmatisme.
Les influences sur l’évolution de l’islam en France. Outre le développement des courants portés par les Frères musulmans et les salafistes, il faut mentionner le rôle de Tariq Ramadan. Intellectuel brillant, il a séduit une partie de la Gauche et une partie de la jeunesse à laquelle il a donné une fierté.[3].. Mais l’islam qu’il diffuse n’est pas innocent : tourné vers les bac + 3, séparant hommes et femmes, il dit que la femme doit porter le voile même si elle a le temps pour cela, s’adresse à ceux qui peuvent être musulmans en induisant une séparation (« mon frère, ma sœur ») et a poussé des musulmans à un islam de rupture. D’autres cultures alternatives se diffusent : Noirs de France, un rap qui fait beaucoup de place à la haine, même s’il y a aussi un rap de grande qualité (Abd el Malik, Soprano...). L’islam peut aussi être lié à un business, pas forcément négatif mais à suivre : halal, rap, finance islamique…
Les lieux d’influence. Le quartier a remplacé l’usine comme lieu de production d’identité mais il isole davantage ; d’autres lieux ont leur importance : les prisons, les bars à chicha, les mosquées qui suscitent une vraie demande.
Même si un certain pessimisme domine, il faut faire entendre d’autres voix. Le pessimisme domine car la campagne électorale risque de pousser à la surenchère et de nouveaux attentats pourraient bouleverser encore la situation française. Ce pessimisme doit nous pousser à faire entendre d’autres voix. Après l’assassinat du père Hamel, l’Eglise a bien réagi. Mais il faut être attentif au développement du discours de haine développé par des sites très regardés comme Français de souche ou Riposte laïque et faire entendre un discours d’inclusion. Il faut changer de discours, ne pas dire que l’islam pose un problème mais dire que certaines formes d’islam posent problème. Il faut aussi reconstruire un récit national mis à mal par deux guerres mondiales qui ont fragilisé les consciences nationales et une aventure européenne qui aujourd’hui ne fait plus rêver. Ce discours doit faire place à tout ce qui a été négatif[4], mais aussi permettre une fierté, introduire des figures d’identification plus diversifiées (Napoléon II et Abdelkader, Albert Camus et Kateb Yacine) et admettre la complexité. Il faut enfin travailler sur le fait religieux.
Hafid Sekhri- Une présentation de l’islam et du dialogue inter-religieux.
Hafid Sekhri est conseiller d’arrondissement de Lyon aux affaires scolaires et à l’éducation, père de 5 enfants. Il a été administrateur de la mosquée de La Duchère, (quartier concentrant de nombreux problèmes qui a fait l’objet d’une rénovation urbaine importante depuis les années 2000). Il est membre du groupe Abraham et très engagé dans le dialogue islamo-chrétien sur Lyon. Il présente une analyse des éléments essentiels de la religion et de la spiritualité islamique avec son centre (l’adoration), ses cinq piliers, son cheminement et ses universaux. Il présente ensuite des repères sur l’histoire de l’islam et sur l’histoire des relations entre l’Europe, surtout la France, et le monde islamique et sur le dialogue interreligieux, très développé à Lyon. Du Conseil français du culte musulman, il dit que ses résultats sont mitigés ; il a en tout cas permis des contacts avec les pouvoirs publics au niveau national et dans les régions, facilité la création de lieux de culte et de carrés musulmans et, enfin, permis de donner des conseils théologiques. On renverra sur tous ces points aux éléments très complets du power point sur le site de Démocratie & spiritualité. Ce power point se termine par une citation de Jacques Berque : « J’appelle à des Andalousies toujours recommencées, dont nous portons en nous à la fois les décombres amoncelées et l’inlassable espérance ».
Samedi après-midi-
Intégration et diversité dans les domaines de l’éducation, de l’entreprise, de la culture.
Marc Ronzière : un directeur d’école dans un quartier avec 60 % de logements sociaux. Malgré le travail fourni et les valeurs de cette école, le directeur rencontre des difficultés liées au contexte actuel. L’accueil des enfants d’un bidonville rom proche est difficile. Même s’ils sont accueillis par la mairie dans des locaux « à part » (les politiques les accueillent sans trop le montrer), la loi oblige à les scolariser dans l’école. Par ailleurs, le contexte est très dégradé : St Fons compte en effet 60 % de logements sociaux et les écoles sont des ghettos, ce qui induit une certaine violence difficile à gérer. Les responsables municipaux n’auraient pas dû accepter une aussi forte concentration de logements sociaux. Enfin, depuis 2 ans, dans un contexte de plus en plus tendu, certains musulmans se sentent doublement victimes et ont besoin d’être rassurés, tandis que, d’une manière générale, la défiance augmente (vis-à-vis des personnes, de l’école en général, de la théorie du genre). Certes la majorité des élèves ne pose pas de problèmes très difficiles : sur 270 familles, 10 à 15 sont compliquées à gérer ; mais le climat est pesant. On n’est plus à l’époque du droit à la différence, et le terme « rassemblance » illustre le besoin qui apparait.
Antoine Sueur : l’apport important d’Emmaüs aux immigrés. Emmaüs accueille des personnes très diverses. Il a, de facto, mis son expérience au service des immigrés, selon cette capacité que traduit Paul-Philippe Cord : « Emmaüs trouve des solutions à des problèmes qui changent ». Antoine Sueur décrit le fonctionnement avec trois composantes : compagnons en voie d’insertion, bénévoles appelés amis et permanents. Il rappelle que l’accueil est inconditionnel : chacun est accueilli de la même manière pour un temps non limité et pour un projet à définir. Il montre que cette forme d’action a trouvé un équilibre financier à partir de l’activité des membres et qu’elle a une dimension spirituelle : elle met et tient debout.
Farid Righi : un travailleur social et chercheur en travail social, membre de Démocratie & Spiritualité Grenoble. Aujourd’hui, formateur en travail social et en cours de rédaction d’une thèse, il participe à une recherche-action et voit à la fois les pannes du travail social et beaucoup d’invention dans les interstices. Sa réflexion, menée avec un collectif à Lyon, est largement tournée vers les questions liées à l’interculturel. Elle souligne le travail à faire pour que la diversité des cultures passe du statut de handicap à celui de ressource. Ce travail nécessite à la fois un travail individuel sur sa mémoire personnelle et institutionnelle et un travail collectif.
Radia Bakkouch. La présidente de Coexister propose une réflexion sur les ressorts spirituels de l’action de son mouvement. Les 2500 jeunes de l’association, qui se rencontrent et interviennent à la demande dans les établissements scolaires ou les quartiers, sont de confessions diverses ou agnostiques. Ils sont d’accord pour agir ensemble par solidarité et pour chercher à mettre des mots sur ce qu’ils vivent. Ils cherchent à créer du commun sans savoir ce qui va arriver, en s’appuyant sur le commun déjà trouvé. Le spirituel commun c’est le service à l’autre, présent dans toute religion. La recherche d’une spiritualité plus individuelle existe aussi. L’une des difficultés est que les différents membres attachent à la spiritualité des importances très variables. Radia Bakkouch est prête à adopter le terme de « rassemblance » proposé par Marc Ronzière. Celle-ci peut se construire dans l’action à partir des différences et des ressemblances. Radia Bakkouch a le sentiment que les institutions sont essoufflées, comme le dit Olivier Frérot, mais qu’elles peuvent se reconstituer à partir de quelques personnes dans chaque institution. Elle fait part du scepticisme des jeunes vis à vis de la politique qui est très mal vue par eux et conduira, selon elle, 80 % des jeunes à ne pas voter aux prochaines élections. Mais elle est confiante dans le maillage associatif qui peut contribuer à sauver la France. La pensée de la force des alliances est encore là lorsqu’elle fait référence aux paroles du pape lors de sa rencontre avec les jeunes de Coexister, partis à la rencontre des lieux les plus symboliques des grandes religions : « c’est l’alliance entre la force de la jeunesse et la force de l’expérience de l’âge qui vous permettra d’atteindre ensemble la vraie sagesse ». Et on la sent proche de Geneviève Ancel lorsque celle-ci propose de construire des alliances entre personnes qui essaient de faire bouger les choses dans et en dehors des institutions.
La conclusion de l’UE a été présentée par Jean-Baptiste de Foucauld. Elle figure dans la lettre de Démocratie & Spiritualité de septembre.
PS Dans ces domaines sensibles des questions migratoires, il est particulièrement important de prendre avec un certain recul les informations données, de veiller à la précision du vocabulaire et de s’assurer que les faits invoqués sont avérés. Il existe d’ailleurs une excellente et encore récente étude sur la diversité des populations en France : Trajectoires et origines[5], plus connue sous le nom d’enquête Teo. Elle comporte notamment des données sur les pratiques religieuses, ce qui n’est pas interdit en France, mais est soumis à autorisation de la Cnil.
Pour aller plus loin : Une bibliographie sommaire
- Pour quelques chiffres et débats présentés avec clarté : Parlons immigration en 30 questions, François Héran, la Documentation Française, 2016, 99 p.
- Une approche réfléchie et stimulante de la laïcité : La laïcité au quotidien, Régis Debray, Didier Leschi, Gallimard, Folio, 2015, 153 p.
- Une lecture sans tabou ni déclinisme de l’évolution des 50 dernières années et des défis à relever : La République, l’Eglise et l’islam ; une révolution française, Rachid Benzine et Christian Delorme, Bayard, 2016, 190 p.
- Un court texte d’une participante de notre université d’été qui fait de la politique de la ville une analyse moins sévère quecellesque l’on lit habituellement: Politique de la ville et richesse des quartiers : renouveler le regard sur les quartiers défavorisés, Marie-Odile Terrenoire, ex-responsable du pôle ressources de la politique de la ville et de l’intégration à la Mairie de Paris, 2012 sur le site de Terra Nova.
[1] Rapport remis au ministre de l’éducation nationale sur les manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, 2004.
[2] 2002
[3] Notamment à la Ligue des droits de l’homme ou à la Ligue de l’enseignement
[4] Sur le fait colonial, Benjamin Stora a fait un travail très intéressant.
[5] Trajectoires et origines ; Enquête sur la diversité des populations en France. Sous la direction de Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon, Ined éditions
L’éthique dans la cité
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 19 octobre 2016
L’éthique est à l’ordre du jour. Devant l’échec des promesses non tenues ou des crises qui n’en finissent pas, beaucoup d’hommes politiques changent de registre et passent de l’analyse des questions concrètes à l‘exhortation des citoyens à la vertu. Les comités d’éthique sont désormais institutionnalisés dans quantité de domaines : hôpitaux, entreprises, collectivités diverses. Peut-être conviendrait-il de réfléchir pour savoir si cet appel à l’éthique n’est que l’aveu indirect d’une impuissance à traiter les problèmes ou bien un réel changement de paradigme pour la compréhension de la vie des hommes en société.
Emmanuel Levinas a placé l’éthique au cœur de sa philosophie. Pour lui, elle ne consiste pas à distribuer souverainement des labels pour classer et gérer les êtres humains au nom d’un savoir supérieur du bien et du mal. La Bible nous dit d’ailleurs que cette volonté de maîtrise fut le « péché d’origine » de l’humanité. Pour Levinas, « L’éthique, c’est lorsque non seulement je ne thématise pas autrui ; c'est lorsque autrui m’obsède ou me met en question. Mettre en question, ce n’est pas attendre que je réponde ; il ne s’agit pas de faire réponse, mais de se retrouver responsable » (1).
L’éthique n’est donc pas le petit manuel du principe de précaution adapté aux différents secteurs de la vie sociale. Elle n’est pas un jugement porté sur les personnes, mais un appel à la responsabilité. Paul Ricoeur définit l’éthique par trois composantes : « lavisée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes ». Elle est une veille permanente pour que les différentes institutions de la cité ne se transforment pas en fin en soi, c’est-à-dire en idoles, mais restent en permanence au service de l’humanisation de chacun, et d’abord des plus exclus. Si jugement il y doit y avoir, ce sera celui de « la fin de temps » que l’évangéliste Matthieu met en scène (2). Ce jugement ne porte pas sur le nombre d’adhérents aux Eglises, les subtils états d’âme atteints ou la fraternité abstraite des grandes idéologies Mais sur ces gestes fondateurs de tout commencement d’humanité : nourrir l’affamé, vêtir celui qui est nu, accueillir l’étranger, visiter le malade et le prisonnier. C’est dans l’humus de cette quotidienneté que se trouve le chemin d’humanité.
L’éthique qui ne se dévoie pas en moralisme au service des pouvoirs consiste à ratifier ce qui est naissant en autrui, l’humble désir d’exister et de partager le pain. Au rebours de la récupération moraliste de l’éthique par trop de gens de savoir et de pouvoir, elle se retrouve dans cet appel de l’écrivain Christian Bobin à : « l’esprit d’enfance toujours neuf. Repars toujours aux débuts du monde, aux premiers pas de l’amour » (3).
(1) Emmanuel LEVINAS : De Dieu qui vient à l’idée, Editions Vrin, 1986, page 156.
(2) Evangile de MATTHIEU : 18, 1 à 5
(3) Christian BOBIN : Le Très-bas, Editions Gallimard, 1992, page 112